Confinés dehors - Atelier 2022-05-22

— Roh là là là là, c’est plus possible, Jeanne, j'en ai marre, on avance pas. Alors, il vient, ce serveur ?

Le serveur blond tenta de zigzaguer entre les clients et les brouhahas du restaurant. Pour la quinzième semaine de suite, le restaurant était plein à craquer, mais là, on explosait les records ! Aucun moyen de passer, entre les potes qui se détendaient un max, et les couples, qui peinaient à trouver un endroit pour partager un moment de plaisir du monde d’avant. Mais était-ce vraiment un plaisir maintenant, ou une nécessité ?

— Hervé, tu as vu le monde qu’il y a ? Le pauvre, il fait ce qu’il peut. Mais tu as vu aussi ces jeunes ? S’ils se resserraient un peu plus, il irait un peu plus vite.
— Et s’il y avait plus de serveurs, déjà, ça irait plus vite aussi. Regarde-les, à tous les coups, ils se plaignent encore de pas avoir de job, mais on demande que ça, maintenant, des serveurs ! C’est facile, maintenant, d’avoir un boulot !
— Vous avez qu’à être serveur, vous, vieux croûton ! lui lança un des étudiants, à deux tables de lui.

Mais Hervé avait déjà trouvé un autre motif de mécontentement.

— Et cette déco, là, elle sert à rien et elle prend de la place, aussi ! Et ces livres ! On vient ici pour bouffer, pas pour lire, on s’entend même plus réfléchir !

Il tenta d’arracher le lierre d’un des piliers. Cette verdure l’insuportait. Si on retirait tout, on gagnerait combien ? Quelques mètres carrés ? C’était vital, avec les temps qui couraient.

— Ne t’en prends pas aux plantes. Oui, d’accord, les livres, c’est vraiment encombrant, mais les plantes, c’est ce qui nous reste pour respirer à peu près bien ici. Depuis qu’on sait qu’en dessous de trois mètres, une bonne verdure, cultivée à même le sol, permet de lutter contre le virus, on ne peut plus s’en passer.

Comment avons-nous pu en arriver là ? Deux ans plus tôt, Hervé et Jeanne se seraient méfiés à chaque fois, s’il avaient approché un restaurant bondé. Et ils n’étaient pas les seuls. Mais désormais, personne n’avait plus le choix, à part peut-être quelques privilégiés :

— Tu as vu sur Viral TV ? Maintenant, c’est les 9 m² avec une cuisine qui sont un luxe.
— Et avec un lit double ! Tu m’étonnes, depuis la crise du logement, ce qui était le plus basique il y a à peine cinq ans est devenu le must.
— M’en parle pas, et dire qu’on avait investi dans un container méga-space de 36 m²… et maintenant, il faut qu’on le partage en quatre… ou qu’on le cède à des restaurateurs… on s’est bien fait arnaquer ! Virus de merde !

Jeanne s’inquiéta. Tout le monde les regardait, avec insistance sans doute… avec agacement, très certainement. Depuis que des milliards de gens étaient obligés de vivre à même le sol, souvent dehors, ou parqués dans des clapiers, trouver des places où vivre en intimité était devenu impossible. Il ne suffisait plus de grand-chose pour que cette salle de restaurant se transforme en salle de lancer de chaises en osier. Tout le monde était à cran. Ce n’était peut-être pas le moment, mais il fallait détourner l’attention sur un autre sujet, tout aussi désagréable soit-il :

— Au fait Hervé, comment va Thérèse ?
— La bonne ? Merde ! Je l’ai complètement oubliée, celle-là !

Hervé leva les yeux. Les bâtiments haussmaniens commençaient à avoir besoin d’un ravalement de façade. Les fissures se faisaient de plus en plus apparentes. Et dire que Thérèse vivait dans ces taudis ! Il ne l’enviait pas, mais la solidarité, c’en était assez ! Retourner voir les confinés de l’intérieur, au risque d’attraper ce virus des hauteurs, tout ça pour nourrir cette personne qu’il ne supportait plus, il n’en avait plus l’envie :

— Après tout, avec ces nouvelles lois logement, je ne vois pas tellement pourquoi on s’embarrasse avec celle-là. Et puis les combinaisons me donnent de l’urticaire.
— Mais si personne ne vient ?
— Elle appellera à l’aide, c’est pas la dernière à gueuler dès qu’un truc ne va pas, non ?