13h03. (Atelier du 24/04/2022)

Karima entraina Elyn en lui tenant fermement le bras. Couverts par le reste du groupe, ils arrivèrent à la porte des cuisines sans encombre. Elle s’ouvrit alors brusquement et Samiel fit feu.
Et manqua sa cible d’un cheveu.
       Le cœur de Laetitia bondit dans sa poitrine. Accrochée aux pages du roman, elle n’avait aucune envie de le lâcher. Faut au moins que je finisse la scène du combat… Quelle heure il est ? Elle tourna la tête vers son réveil. 13h03. C’est bon, j’ai encore le temps, jugea-t-elle.
« Léoooo ! Va te brosser les dents ! » cria-t-elle distraitement.
       Le jeudi, c’était elle qui amenait son frère à l’école. Elle avait fait des pâtes al dente exprès pour lui faire plaisir, alors qu’elle-même détestait ça. Elle avait l’impression de manger du caoutchouc. Mais comme le jeune garçon ne supportait pas ses « pâtes bouillies », comme il les appelait, elle avait fait un effort. Il pouvait donc bien se débrouiller pour se préparer tout seul, et la laisser continuer sa lecture.
       Replongée dans l’action, elle ne releva la tête qu’à la fin du chapitre. Mince, je vais finir par être à la bourre… Elle se redressa sur son lit, se pencha pour prendre le marque-page qui trainait sur son bureau et le glissa entre les pages.
« Léo ! T’es prêt ? »
Son regard tomba à nouveau sur son réveil. 13h03. Elle tiqua. Attends… Quoi ? Elle tapota dessus, appliquant la fameuse technique du « frappe et ça va remarcher », qui, fort étrangement, ne donna aucun résultat. Elle fronça les sourcils et attrapa son portable. Les couleurs flashy de sa meilleure amie et elle déguisées pour la journée du mauvais goût lui sautèrent aux yeux. Elle adorait cette photo, mais ce n’était pas ce qui l’importait actuellement.
       Le téléphone indiquait lui aussi 13h03.
       C’est quoi ce bordel ? La jeune fille se leva de son lit pour atteindre l’autre côté de son bureau, où elle avait abandonné sa montre la veille au soir.
       13h03, montraient les aiguilles.
       Elle secoua la tête, le front plissé. Bon, ben ça doit être ça, alors. C’est vraiment 13h03, et c’est le réveil qui déconne et qui était figé depuis je sais pas quand. Faudra que je change les piles. Une légère sensation de malaise persista néanmoins en elle, une sorte de poids sur l’estomac.
« Pfff… C’est ces foutues pâtes au caoutchouc qui me font pas du bien… » bougonna-t-elle.
       Elle glissa son portable dans sa poche, enfila ses chaussons et quitta sa chambre pour aller dans la salle de bain.
« Tu t’es brossé les dents, Léo ? »
       Elle se passa un coup d’eau sur le visage et, ce faisant, aspergea copieusement le miroir. Elle grimaça et l’essuya après s’être séché les joues et le front. Elle refit sa queue de cheval puis se brossa les dents, avant de vérifier à nouveau l’heure sur son téléphone.
       Bordel.
       13h03.
       C’est quoi ce bazar ? Elle réalisa que son frère ne lui avait toujours pas répondu. Son malaise empira. Sa bouche, plus sèche que le Sahara alors qu’elle venait tout juste de la rincer, laissa échapper une exclamation tremblante.
« Léo ! Qu’est-ce que tu fais ?! »
       Elle se hâta vers la chambre du petit garçon. En traversant le salon, elle passa devant le petit aquarium et s’arrêta net. Hans et Berthe, les deux poissons rouges que leurs parents leur avaient offerts un mois auparavant, étaient figés dans leur eau. Leurs petits yeux globuleux la fixaient, alors que pas un seul frémissement n’animait leurs nageoires.
« Putain, mais qu’est-ce qui se passe ?! »
       Le malaise se mua en panique.
« LÉO !! » s’écria-t-elle en se mettant à courir.
       Elle arracha presque la porte de ses gonds tant elle la poussa avec force. Son frère était là, assis sur son lit, penché sur ses baskets qu’il était en train de relacer.
       Figé sur ses lacets.
« Non… NON ! » hoqueta Laetitia.
       Elle se jeta à genoux et redressa son frère.
« Léo ! Léo, tu m’entends ? S’il te plait, dis quelque chose ! »
       Le garçon ne s’était pas transformé en statue, mais il était étrangement rigide, et sa peau était glacée. Aucune étincelle de vie n’éclairait ses yeux grands ouverts.
« Oh non… Oh non, non, non !! sanglota-t-elle en le secouant comme un prunier. S’il te plait, réponds-moi ! C’est pas possible, c’est pas possible… »
       Elle le lâcha et ressortit son téléphone. Elle le déverrouilla et, les yeux brouillés de larmes, elle tenta d’appeler sa mère, puis son père. Mais seul un vide abyssal lui répondit.
« Léo… Léo, s’il te plait… »
       La police. C’était quoi le numéro de la police, déjà ? Le 17 ? Est-ce qu’il valait mieux qu’elle appelle les pompiers, plutôt ? Est-ce que…
« Laetitia… »
       Elle redressa la tête avec un cri étranglé.
« Léo ! Léo, tu m’entends ? »
       Elle s’empara du visage de son frère.
« Laetitia… »
       Comme un écho, son nom continua à retentir, mais les lèvres du garçon ne bougeaient pas. Le souffle court, un violent vertige martelant ses tempes, la jeune fille sentit sa gorge se serrer atrocement, comme si elle faisait un œdème. Elle hoqueta, se sentit partir en arrière et…
« Laetitia ! »
       Elle sursauta violemment et ouvrit les yeux.
       Elle se tenait devant la gazinière, devant une casserole de pâtes bouillonnantes.
« Tu les fais pas trop cuire, hein ? »
       Elle se retourna. Léo la regardait avec ses grands yeux pétillants.
« J’aime pas la bouillie de pâtes. »