Atelier 30.01.22 - Sortilège

Le calme de la bibliothèque m’avait toujours apaisé, d’aussi loin que je me souvienne. Un lieu silencieux, où les livres vous couvaient d’un regard rassurant, bercés par les rares murmures des curieux. Le calme, le silence. Je pouvais me plonger dans la lecture, oublier le temps pour ne quitter mon cocon qu’une fois la nuit tombée.
D’un œil lasse, je levai mon regard de l’ouvrage qui reposait sur mes jambes, balayant avec paresse les alentours. Personne. Un sourire effleura mes lèvres, puis je me plongeai de nouveau entre les lignes. Que j’aimais être ici. Que j’aimais cette tranquillité. Décidément, il n’y avait rien de plus agréable que d’être à la bibliothèque.
Alors, quand un bruissement me signala l’approche d’une personne, quand des pas claquèrent avec véhémence sur le plancher, je refrénai de peu un soupir excédé. Cette démarche était bien trop familière pour être ignorée, aussi n’eus-je d’autre choix que de relever de nouveau le regard en direction de Lila, qui de toute évidence ne semblait pas encore avoir remarqué ma présence. Son regard bleu oscilla entre les étagères, quelques secondes durant, avant de croiser le mien. Un sourire éclaira son visage, alors que les insupportables claquements reprirent de plus belle, et elle rejoignit la table où je m’étais réfugiée, et lorsqu’elle tira l’une des chaises vers elle, un crissement brisa le silence. S’en suivirent le cliquetis de ses bracelets, puis le choc sourd de son téléphone contre le bois de la table, et enfin sa voix aiguë. Si la bibliothèque était mon royaume, il était clair que Lila n’avait rien à faire ici.
— Lola ! J’ai une nouvelle incroyable !
Son cri entraîna le regard désapprobateur de plusieurs lecteurs et je lui intimai d’un doigt sur mes lèvres de baisser le son. Mais elle m’ignora, comme à son habitude, et continua sur sa lancée, trop absorbée par cette si extraordinaire nouvelle pour me prêter une quelconque attention. Ses mains tapèrent contre la table, m’arrachant une grimace de reproche.
— Jeremy m’a invité au cinéma !
Je n’avais aucune idée de qui était Jérémy. Mais devant le regard soudain pétillant de mon amie, je ne pus que lâcher un sourire crispé.
— C’est super Lila, mais il faudrait que tu parles un peu moins fort…
— Il est beau, il a des supers notes, je suis sûre que c’est le bon cette fois !
Je relevai un regard étonné. Deux mensonges en si peu de mots, elle avait fait fort cette fois-ci. Le poids du regard de la bibliothécaire sur mes épaules me poussa alors à prendre la décision de quitter les lieux en compagnie de cette fichue blonde bruyante, et je fourrai dans mon sac mon livre, avant d’inciter mon amie à me suivre à l’extérieur.
À peine mes pieds eurent-ils effleurés les pavés du centre-ville qu’elle s’accrocha à mon bras pour m’entraîner au beau milieu de la foule de passants qui avait décidé de profiter de ce samedi ensoleillé. L’angoisse noua mon estomac. Je n’aimais pas les gens, encore moins lorsqu’ils étaient si nombreux. Mais la poigne de Lila ne me laissait d’autre choix que de la suivre.
— Il est à la fac, déclama-t-elle d’un ton enjoué. En droit. Il m’a dit qu’il voulait être avocat. Tu trouves pas que c’est un super métier ?
Je hochai la tête, crispée.
— C’est… c’est super pour toi. Mais je croyais que tu trouvais les garçons en droit trop prétentieux…
Elle secoua sa chevelure platine, avant de m’adresser un regard réprobateur.
— Il est différent des autres mecs, lui.
Nouveau mensonge. Mais je me contentai d’acquiescer de nouveau, lui offrant mon faux sourire, celui que j’ai répété de nombreuses fois. Toutefois il s’agissait d’une précaution inutile, les autres ne remarquaient pas l’hypocrisie, ni les faux-semblants. Ce fardeau m'était destiné. Grand bien me fasse, Lila n’aurait jamais supporté de savoir que ses amies se complaisaient dans le mensonge et la comédie. Elle pouvait être parfois insupportable, mais elle ne méritait pas de souffrir.
— Tant mieux si cela se passe bien alors, murmurai-je.
Elle acquiesça un sourire aux lèvres, le regard brillant. Si elle n’était pas sincère dans ses paroles, elle l’était dans ses réactions. Pendant plusieurs minutes, elle continua de vanter les fausses qualités de ce Jeremy auxquelles elle ne croyait pas non plus. Puis nous finîmes par atteindre un arrêt de bus, et je l’abandonnai ici, pressée que cette journée se termine enfin. Avant de me quitter, elle avisa mon cou, plissant les yeux puis m’offrit un sourire.
— J’aime bien ton collier, il te va bien, déclara-t-elle après un silence.
Ma gorge se serra, je lâchai un rire nerveux, passant une main dans mes cheveux raides.
— Tu n’es pas obligé de faire des compliments, tu sais, tu as le droit de ne pas aimer ce que je porte.
Son visage adopta une expression offusquée, puis elle posa ses mains sur ses hanches de façon exagérée sans me quitter du regard.
— Je ne mens pas !
— C’est ça, c’est ça, déclarai-je dans un sourire.
Au loin, le moteur d’un bus résonna, et je levai le regard en direction de la route. Un soupir silencieux m’échappa, puis je me tournai vers mon amie. Après nous être saluée, elle prit la direction opposée. Lila n’habitait pas ici, mais prenait toujours soin de me raccompagner, s’assurant que je rentre en sécurité. Ses actes étaient toujours plus sincères que ses paroles, et même si je ne saisissais pas toujours cet étrange attachement qu’elle me portait, je ne pouvais me résoudre à l’éviter.
Une fois montée à bord du véhicule, je choisis la place à droite, au fond du bus, puis laissai mon regard se perdre dans le paysage. Si les mensonges de Lila m’étaient devenus presque familiers, ce n’était pas le cas de tous. Les minutes s’écoulèrent rapidement. Trop rapidement.
Lorsque le bus atteint la rue qui abritait la maison de ma mère, mon estomac se tordit d’angoisse. Je manquai de perdre l’équilibre lors de la descente, la démarche tremblante, puis avisait ce petit immeuble de brique avec appréhension. La soleil avait fait place à l’obscurité et je me dépêchait de traverser la rue, désireuse d’éviter toute mauvaise rencontre. Le cœur battant, je ne retrouvai une respiration régulière qu’une fois ce hall d’entrée insalubre atteint, puis gravis les marches, mon rythme cardiaque résonnant au creux de mes oreilles. Je n’avais rien à craindre. Je n’avais rien à craindre.
Je répétai ce mantra jusqu’à atteindre cette porte de bois. J’expirai. Puis ma main actionna la poignée, et alors mon regard ne quitta plus le sol. Il ne le quitta pas lorsque je me défis de mes chaussures, ne le quitta pas quand des pas tapèrent contre le sol, ne le quitta pas quand l’ombre de ma mère se projeta sur le carrelage beige.
— C’est à cette heure-ci que tu rentres ?
Ne pas relever les yeux. Laisser couler. Je m'excusai dans un murmure, puis tentai de forcer le passage afin de rejoindre ma chambre le plus vite possible. Mauvaise idée. Une poigne douloureuse s’agrippa à mon épaule, me poussa à poser mon regard sur ce visage sévère.
— Je te parle Lola ! Je m’inquiète pour toi tu sais ! Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose !
Voilà ce qui me faisait le plus mal dans ma relation avec cette femme. Ses mensonges, ses vaines tentatives de me faire croire que j’avais une quelconque importance dans sa vie. Je n’étais rien, je ne comprenais pas pourquoi elle s’acharnait à me faire croire le contraire de cette manière. Ma gorge se noua douloureusement et je mordis ma joue pour contenir des larmes naissantes. Je n’étais rien à ses yeux.
Je croisai son regard noisette, le même que le mien, puis ripostait d’une voix sèche :
— J’ai vingt ans, je ne suis plus une enfant.
Mon cœur se serra douloureusement lorsque son regard n’exprima rien de plus que cette intolérable froideur et je me défis de sa poigne d’un geste brusque avant de prendre la direction de ma chambre. La porte claqua, puis je me laissais glisser jusqu’à toucher le sol. Une larme coula le long de ma joue.
Je haïssais ce pouvoir, je le haïssais de me faire voir le monde tel qu’il était vraiment. Il ne s’agissait pas d’un don, il s’agit d’une malédiction qui détruisait tout ce qui aurait pu faire de ma vie une vie normale. J’étais plus seule que jamais. Et plus que j’aimais j’aurais souhaité une parole sincère.
Je balançais mon sac à l’autre bout de la pièce. Une autre larme dévala ma joue, puis mes épaules tressautèrent en raison de sanglots incontrôlés. Je n’étais pas ici chez moi. Je ne le serai jamais.
Au fil des minutes, mes pleurs se tarirent. Puis lorsque mes joues furent sèches, mon téléphone vibra entre mes doigts. Un instant je fus tentée de l’envoyer rejoindre mon sac, mais me ravisai rapidement et consultai plutôt la notification qui venait de s’afficher. Mon cœur s’emballa.
Une nocturne à la bibliothèque. Ce soir. Aussitôt j’oubliais ma mère, ses soi-disant inquiétudes, et me précipitai sur mon sac gisant à quelques mètres de là. Ce soir, je retournai chez moi.

Tout était calme. Et seules les lumières tamisées filtrant à travers la bais vitrée témoignaient de l’activité de la bibliothèque à cette heure du soir. J’avais pris le dernier bus pour venir jusqu’ici, mais à cet instant je ne me souciais pas de la manière dont je rentrerai.
Lorsque mes pas franchirent finalement la porte d’entrée, le soulagement me gagna. Je reconnus la bibliothécaire, qui m’adressa un sourire chaleureux, puis quelques têtes familières que je saluais. Ici était ma maison, pas aux cotés de cette femme. D’un pas feutré, je me glissai entre les rayons, attrapant quelques ouvrages au passage, puis regagnai la table délaissée quelques heures plus tôt. Et me plongeai dans d’autres mondes, à l’ombre rassurante des étagères, loin de cette réalité que je haïssais.
Les minutes et les heures défilèrent. Lorsque je relevai le regard pour la troisième fois, il était bien plus de minuit. Pourtant je n’étais pas fatiguée. Mes pensées allèrent à ma mère et ma gorge se serra. Toutefois je n’avais pas de raison de m’inquiéter, elle ne vérifiait jamais ma présence dans ma chambre. J’allai me replonger dans l’ouvrage posé sur mes genoux lorsque de léger bruit de pas attirèrent mon attention. Mes yeux se posèrent alors sur un jeune homme aux cheveux noirs, raides comme les miens, plus courts. Nos regards se croisèrent l’espace d’un instant, puis le sien alla à la tasse qu’il tenait entre ses mains. Un sourire anima ses lèvres.
— La bibliothèque propose des cafés pour tenir la nuit.
Sa voix était douce, avenante, toutefois je déclinai sa proposition avec gentillesse. Je n’aimais le café. Il ne sembla pas s’en offusquer, mais ne partit pas, attrapant une chaise pour la ramener vers lui sans un silence parfait. Il s’assit à la table, puis jeta un coup d’œil à la pile située à mes côtés.
— De la fantasy ?
Je hochai la tête, posant un marque page là où j’avais abandonné ma lecture.
— J’aime beaucoup voyager dans d’autres univers et rêver un peu. Cela permet de s’évader. Mais je lis des classiques aussi, me défendis-je face à son regard intéressé.
Il sourit de nouveau, et je remarquai alors à quel point cela embellissait son visage.
— Je suis plutôt amateur de science-fiction pour ma part. Mais j’aime beaucoup la fantasy également. Tu as des auteurs préférés ?
Ainsi notre discussion se poursuivit-elle durant le reste de la nuit. Jamais encore je n’avais eu l’occasion de parler de livres avec quiconque. Et, étant de nature discrète, jamais quiconque ne s’était intéressé à ma personne. De plus, habituellement, j’évitais d’entretenir la moindre relation amicale, de peur de découvrir la véritable personnalité des autres. Lila était une exception. Et cet étrange jeune homme aussi.
Le jour se leva trop rapidement. Le café avait refroidi, il n’y avait pas touché non plus. Il se releva alors dans un geste un peu raide, puis m’adressa un nouveau sourire. Sa main se posa sur la tasse.
— J’ai été ravi de faire ta connaissance. J’espère que tu reviendras aux prochaines nocturnes.
Son regard se posa alors sur mon cou, puis il tapota le sien.
— Au fait, j'adore ton collier.
Puis il partit et disparut rapidement derrière une étagère. Je restai muette un instant, le regard dans le vide. Puis soudain, je réalisai. De toutes les paroles que nous avions échangées au cours de cette nuit, jamais il n’avait prononcé un seul mensonge.