Proies en forêt : qui est le chasseur ?

Je jette les viscères au pied d’un buisson, je ne doute pas qu’un vautour, un corbeau ou un charognard de tous poils se fera le plaisir de le nettoyer à coups de crocs. J’essuie le cruor de mon couteau sur le revers de mon pantalon qui laisse une trace ensanglantée sur le tissu. Il faudra que je l’aiguise, lorsqu’il rentre dans la chaire, il laisse trop de traces. Je grimace, l’odeur putride du sang s’est imprégnée sur mes mains à force de vider mes proies du jour. Je range ma lame à ma ceinture dans son fidèle étui de cuir et j’ajoute le cadavre du cinquième lapin à ses côtés. Bestiole débile.

Aujourd’hui sur mes sept collets, tous étaient remplis, trop d’ailleurs, enfin si on peut dire. Deux proies avaient déjà été à moitié bouffées avant que je n’arrive. Cette forme de chasse basique à coup de pièges est d'une facilité déconcertante. Je regrette presque de ne pas avoir eu à sortir mes flèches. Je n’aime pas cette mollesse, ça ne me ressemble pas, on dirait plutôt mon père. Aucune excitation, aucune adrénaline, juste de la paresse à moissonner tel un larron de grands chemins.

Mon butin est trop important pour que je le conserve pour ma seule consommation, autant le partager. Non, je suis pas un ces simplets d’aumôniers de Seth ou de ceux qui vantent la redistribution : chacun doit apprendre à se débrouiller. Je saisis surtout la possibilité de quelques bénéfices. Je trouverais bien des preneurs sous le manteau et à la nuit tombée, elle ne devrait pas tarder, le marché noir est une discipline de la taverne que la plupart des villageois pratique. Même s’ils préfèrent disputer le concours de vider un tonneau en assurant : « je ne suis pas alcoolique, je tiens l’alcool, moi », juste avant de dégobiller leur houblon et quémande un digestif pour oublier les relents du vomi.

Le hululement d’une chouette me sort dans mes pensées, la pénombre m’empêche de discerner mes pieds des racines des arbres : j’ai trop tardé alors que je n’ai pas de torche. Je n’ai pas la lumière à tous les étages d’avoir oublié de prendre un flambeau. Et la forêt n’a pas été clémente, je n’ai pas vu la moindre trace d’amadou, ce champignon inflammable, de toute la journée. Il est tant que je déguerpisse avant que je ne sois pris au piège dans la pénombre.

Je fronce les sourcils, mes poings se serrent, mon oreille se tend et je me jette derrière le premier talus venu. Je suis pris entre une falaise et une montagne, ma position est périlleuse. Ce n’est pas un animal sauvage, c’est bien pire que ça, ou plutôt le pire de tous : une patrouille de Seth, dans leurs armures rutilantes orangées.
Le couvre-feu d'Ayoum a sans doute déjà retenti, je le prends rarement en considération : en tant que fils unique du chef du village, je peux faire ouvrir les portes de l’octroi à l’heure qui me plaît. Les gardes me laissent passer, même s’ils rechignent. C’est très différent avec les patrouilles de Seth : de simples exécutants payés par le seigneur, extérieur de la cité, et eux sont zélés à leur besogne sous peine de représailles.
Ils stationnent contre un tronc d’arbre et surtout l’unique passage pour rejoindre le bourg, sans faire trois heures d’escalade à travers la montagne. Une morte quasi assurée pour la plupart des pécores, une fatigue inutile pour moi.
— T’as fait ta prière ? demande un blondinet.
— Je demande tous les soirs au panthéon de partir de cette contrée et retrouver ma femme, rétorque un rouquin.
— Parce que t’as une femme, toi ? demande un troisième, un grassouillet brun.
— Un balai auquel il a met une perruque, s’amuse le blondinet.
Je n’aime pas ces guets improvisés, je n’hésite pas à le faire savoir, mais je ne suis pas assez imbécile pour m’élancer à un contre trois. Je dois réfléchir. Le potelé, je le reconnais sans mal, c’est cet ignare de Bertillus. Un lapin devrait lui faire oublier de m’avoir vu. Le rouquin, Godégisile, à la simple vue de ma lame et de mon carquois, je sais qu’il décampe : il a autant de courage qu’un mouflon. Problème, je ne connais pas le troisième, encore moins sa faiblesse.
— Oswald ta gueule ! s’écrie celui à la toison fauve.
— Pardon, c’est pas un balai, c’est un épouvantail, corrige le blond la mine réjouie.
Mon sang se fige lorsque le blondinet s’approche de ma rudimentaire cachette, et commence à enlever ses braies, aucun doute de ce qu’il veut faire. Soudain, nos regards se croisent. Il a l’air effrayé, il saisit son épée dans son fourreau et la brandit avec conviction. J’aurais pu avoir peur si son pantalon, délestait de sa ceinture, ne descend pas sur ses jambes.
Je saute par-dessus le monticule de terre et me mets à courir à l’aveugle. Je n’ai pas autant de vitesse que je voudrais, je suis chargé avec mon gibier.
Le dodu Bertillus s’élance à ma poursuite, mais il est immédiatement essoufflé. Le rouquemoute brame comme un putois, pareil à son odeur, de m’arrêter. Je parviens à détacher un lapin de ma ceinture et lui lance.
— Pour payer le passage ! je crie sans m’arrêter.
Godégisile a un cri de désespoir, à moitié de dégoût, quand du sang de lapin lui attend le visage. Mes pieds se raccrochent à une racine, mais je parviens à conserver l’équilibre par miracle, si je croyais aux dieux et ces histoires bonnes femmes, je dirais que c’est une force divine. En réalité, je sais bien que c’est juste par mon talent. La patrouille ridiculisée arrête sa poursuite, il vaut mieux pour eux, s'ils veulent pas que je m'occuper de leur cas.

Je suis soulagé de voir les portes du village.
Je rentre dans la taverne, je propose deux de mes quatre lapins restant à Edwin, il m’en offre un bon prix et lui raconte ma mésaventure à la forêt.
— Ren, pour te ragaillardir, tu préfères la blonde, la rousse ou la blonde ? Je t’en offre une.
— De quelle courtisane tu parles ? je lui demande en regardant autour de nous les filles de petites vertus.
— De la meilleure : la bière.
— La seule divinité à laquelle je crois, file-moi une rousse.
J’attrape ma chope et la lève à son honneur. Des filles, de toute manière, en tant que fils du chef, j’en ai déjà trop à mes pieds, pire que de la mauvaise herbe.