Un excellent dossier - ville cyberpunk

Althéa se blottit contre Caël, transie de froid. L’air était si saturé d’humidité que chaque respiration lui donnait la sensation de se noyer. Il ne pleuvait jamais réellement à OtayaCity, pourtant de grosses gouttes suintaient continuellement des rails grinçant du vieux métro, comme des ponts qui s’étageaient sur les différents niveaux de la ville. Ici, les gens n’apercevaient jamais le bleu du ciel. Les gratte-ciels se perdaient dans une opaque couche de brume. La seule lumière qui perçait provenait des néons publicitaires et des hologrammes bon marché clignotant dans les boutiques.

- Ne t’en fais pas, on est bientôt arrivé, glissa Caël en rabattant son manteau sur l’épaule d’Althéa.

Elle osait à peine lever les yeux tant l’angoisse lui tordait l’estomac. Elle qui habitait les luxueux quartiers de HeavenSquare, où l’oxygène existait encore à l’été naturel, n’avait jamais posé les pieds dans les méandres sordides des bas-fonds de la ville. Elle avait lu qu’on y trouvait des chats énormes, échappés des laboratoires avant que la régulation sur la transgénèse des animaux ne soit ratifiée. À son grand soulagement cependant, ils n’avaient pour l’instant croisé que des rats qui louvoyaient entre les flaques à l’affut des piles de déchets.
Au détour d’un carrefour, des fumets de grillades étouffèrent la puanteur des poubelles. Les menus lumineux proposaient des steaks, des saucisses, des brochettes épicées. Althéa sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque.

- Tu crois que c’est de la vraie viande ? demanda-t-elle à Caël, une boule au creux de la gorge.
- Je ne sais pas.

Althéa savait que, malgré le décret l’année 2137, on pouvait encore se procurer de la viande non-synthétisée dans certains quartiers. Cependant, l’idée qu’elle respirait actuellement de tels effluves la laissa en bord de la nausée. Quel genre d’individus pouvaient ingérer des cadavres d’animaux ? En réponse, les motards affalés sur leurs bécanes rirent grassement. Ils sifflèrent en gonflant les muscles et lâchèrent des plaisanteries graveleuses. Caël la serra fort contre lui et ils pressèrent le pas.
Les enseignes flashy se succédaient sur la route. Des hologrammes dénudés grésillaient lascivement et sur leur passage, des femmes cyborgs dévoilaient leurs formes généreusement modifiées avec des clins d’œil coquins. Intercalés entre les établissements tape-à-l’œil, de sombres fumoirs d’Omexidon crachaient des vapeurs enfiévrés. Une brulante irritation prit Althéa à la gorge. Quelle idée avaient-ils eue en venant jusqu’ici ?
Elle songeait à proposer de faire demi-tour quand Caël actionna son bracelet. La carte de la ville s’afficha en transparence sur les murs détrempés du vieil immeuble qui leur faisait face.

- C’est là, dit-il.

Sa gorge était sèche, Althéa le sentait. Elle entrelaça sa main dans la sienne, puis elle frappa à la porte. Des pas traînants s’ébruitèrent de l’intérieur.

- C’est pour quoi ? grogna une voix.
- La visite de l’appartement 203b, répondit Althéa d’un ton qui se voulait assuré.

Caël l’encouragea en lui frottant l’épaule.
Le grincement de la porte s’étira lentement tandis qu’une femme minuscule leur faisait signe d’entrer. Des implants gondolaient son crâne chauve et un large tatouage lumineux s’épandait de son front jusqu’à sa mâchoire. Althéa eut un mouvement de dégout. La cage d’escalier n’avait pas dû être nettoyée depuis des années. Des mégots, des boites de nouilles graisseuses et des mouchoirs sales jonchaient le sol. C’était dans ces conditions d’hygiène déplorable qu’elle allait devoir subir cette opération ?
Au deuxième étage, ils pénétrèrent dans un appartement miteux aux fenêtres opacifiées par de vieux magazines. La petite femme les conduisit jusqu’à un bureau où se tenait une table d’examen médical dont le rembourrage s’échappait par toutes les coutures. Ils s’assirent en silence sur les chaises, face à un homme à la peau verdâtre.

- L’opération n’est pas sans risque, marmonna-t-il en fixant la coiffure soignée d’Althéa. Vous avez bien réfléchi ?

Réfléchir, elle n’avait fait que ça depuis des semaines. Caël et elle avaient tout essayé, il n’y avait plus aucun recours. La commission de la natalité était incorruptible. Depuis que la loi sur la surpopulation avait changé, seule la loterie pouvait autoriser les couples à avoir un enfant. À l’époque des parents d’Althéa, c’était en constituant un dossier excellent qu’on pouvait rêver de devenir parents : un salaire généreux, un métier respectable, un appartement spacieux, une famille irréprochable… Et ce dossier parfait, Althéa et Caël l’avaient. Seulement, après des années de luttes, les classes défavorisées avaient obtenu gain de cause. Désormais seul le hasard faisait loi. Le gouvernement avait surtout voulu tenter de réguler les naissances clandestines dans les bas quartiers, mais à quel prix ?

- Oui, notre décision est prise, déclara-t-elle.