Rentre avant la nuit

Cours.

Le bruit des semelles qui crissaient sur les cailloux du chemin emplissait mes oreilles. Ça et le bruit de ma propre respiration. Les ombres s’épaississaient depuis que le soleil avait basculé derrière la montagne et les arbres paraissaient se pencher sur le sentier.

Cours.
J’avais l’impression de faire autant de bruit qu’un troupeau de bisons. Est-ce que je faisais trop de bruit ? Est-ce que j’allais L’attirer ? J’avais les poumons en feu, chaque inspiration était douloureuse. Je me lançais vers l’avant avec toute l’énergie que la panique me donnait. Trébuchant, perdant l’équilibre à mille reprises pour me rattraper in extremis, m’écorchant les bras aux branchages qui bordait le sentier. Des flashs de ma mère m’apparaissait, le doigt en l’air et le regard sévère « Rentre avant la nuit ». Consigne répétée inlassablement tous les jours de ma vie. La lumière avait encore baissé, bientôt il n’y aurait plus que la lune pour m’éclairer. Je ne devais plus être qu’à un ou deux kilomètres du pont-levis. M’attendraient-ils pour le relever ? Une douleur aiguë fleurit dans le bas de ma cuisse droite. L’adrénaline m’aida à l’oublier et je plantai chaque pas dans le sol avec toute la force dont j’étais capable.
 
Puis il y eut ce râle rauque et mouillé à la fois. Mon sang se glaça dans mes veines tandis que des larmes me brûlaient les paupières. Elle était là. Elle m’avait repérée. Plus qu’un virage puis une longue ligne droite à découvert avant d’arriver aux douves. Même si le pont-levis était relevé, je pourrai traverser à la nage. Est-ce qu’Elle savait nager ? Est-ce qu’Elle pourrait me rattraper dans l’eau ? Un frisson me parcourut l’échine.
 
Le bruissement des feuillages se fit entendre juste derrière moi. Un hoquet d’effroi m’échappa. Le virage. La ligne droite à travers la clairière. Les douves.
Étrangement, c’est l’odeur qui me parvint en premier. Un effluve d’eau croupie et de crapaud mort. Puis j’entendis Son souffle voilé et humide. Je n’osai pas me retourner, j’étais sûre d’avoir encore quelques dizaines de mètres d’avance.
 
Enfin ! je vis l’orée des arbres. Je serai bientôt sortie du bois. Si les gardes me voyaient depuis les remparts, les archers pourraient peut-être me couvrir ?
Une forte odeur d’algue et de mousse me pris le nez, et simultanément une douleur intense déchira mon flanc droit et mon visage entra en contact avec l’écorce d’un arbre. Je tombai à genoux, le souffle coupé. Une sensation humide mouilla ma tempe, sûrement mon propre sang. En revanche, le veston en cuir renforcé avait protégé mes côtes.
 
Je roulai sur moi-même, et sentis quelque chose m’ébouriffer les cheveux. Je me retrouvais le nez dans les fougères mais j’avais esquivé le second coup.
 
Je sentis une pierre près de ma main, je la saisis et roulant sur le dos, la projetai en direction de mon agresseur. Un son moite m’indiqua qu’elle avait atteint sa cible, mais l’ombre qui se découpait entre les arbres ne semblait pas en être affectée.
 
Soufflant, crachant, je me relevai, sortis ma dague de son fourreau, et fis face. La silhouette s’avança avec une lenteur exagérée, et pencha la tête légèrement sur le côté. Les quatre yeux de la créature brillaient dans l’obscurité. L’odeur d’humidité malsaine saturait l’air. La lame dans ma main tremblante me sembla bien courte.
 
La créature se lança sur moi. Je plongeais vers l’un des membres qui lui servait de pied, et planta ma dague de toute mes forces. Un râle échappa à la créature qui réagit en me donnant un violent coup de pied. Projeté dans un buisson, je réussis à garder ma dague en main. Elle s’était recouverte d’un liquide sombre et visqueux.
 
La créature avançait dans les fourrés pour venir me chercher. Je me faufilais en rampant derrière l’arbre le plus proche. Me plaquant contre le tronc, je tentai de reprendre mon souffle. J’étais trop petite, il me fallait prendre de la hauteur. Entre mes côtes, ma tempe, une douleur dans la cuisse et dans une cheville, allais-je arriver à grimper ?
 
Je tâtonnai sur le sol pour trouver une roche, ne trouvai rien qu’un gros morceau de bois. Je l’attrapai et lançai un peu plus loin, dans une direction vaguement crédible. J’eus la double satisfaction de voir la créature se tourner vers l’origine du bruit, et de la voir boiter.
 
J’en profitai pour me hisser dans l’arbre, grimaçant. Tout mes muscles hurlaient de mécontentement. Un gémissement de douleur m’échappa, ce qui attira irrémédiablement l’attention de la créature. Ce n’était plus le moment de réfléchir.
J’affermis ma prise sur la garde de ma dague. A mourir pour mourir, je sautai.
J’atterris sur l’épaule de la créature, ma main chercha une prise sur la peau poisseuse et s’agrippa à une protubérance. Une oreille ? Je me couchai sur elle pour éviter un de ses membres qui voulait me déloger. Puis dans un même mouvement, je me redressais, levai ma main armée et abattit ma lame dans le cou de la bête.
 
Le son de son cri strident me vrilla les oreilles. Je remuais comme je pouvais ma dague dans la plaie. Du sang visqueux commença à détremper mon pantalon. La créature se cabra et je fus projetée à terre. J’atterris sus le dos, et il me sembla que quelque chose craqua. Cette fois-ci, j’avais perdu ma dague. Sans arme et sans souffle, je vis la bête tituber puis se retourna, ses quatre yeux noirs et brillants fixés sur moi. Ça n’avait pas suffi.
 
Respirant avec difficulté, je me mis à ramper, puis je me trainai à quatre pattes. Chaque inspiration était une torture et ne remplissait pas complètement mes poumons. J’arrivai au dernier arbre et entrai enfin dans la clairière. La silhouette du château s’élançait dans le ciel de la nuit, dentelée des flambeaux sur les remparts.
Des gouttes visqueuses tombèrent sur mon dos et dans ma nuque. La créature était juste au-dessus de moi. Un dernier pas et je m’effondrai de désespoir. A bout de souffle et de douleur, je me retrouvais allongée parmi les fleurs et les herbes hautes de la prairie. Leur odeur de foin et de printemps chassait un peu la moiteur croupissante de la créature. C’est à cet instant qu’une flèche se planta à moins d’un mètre de moi. Puis deux, trois, dix s’abattirent en pluie.
 
Dans un tremblement, je vis la bête s’effondrer près de moi. Étendues l’une près de l’autre, nous nous faisions face, et je vis ses quatre yeux se ternir et l’éclat de sa vie s’éteindre.