Découvrir le monde

Mes cartes étaient : la justice, le monde et l'ermite
J'ai choisi le monde ; mais avec des inspirations de la justice.

Elle avait attendu les faveurs de la nuit pour sortir de sa chambre. L’un des gardes posté devant sa porte était parti, l’autre s’était endormi en serrant sa hallebarde contre lui. Son père les ferait probablement exécuter à l’aube. Rose ressentit une pointe de pitié, avant de se rappeler que le sort qu’il lui réservait n’était pas plus enviable. Elle traversa le couloir sur la pointe des pieds, déguisée en simple servante. La jupe en toile lui décapait les jambes, elle qui était habituée aux soieries et aux dentelles. Avec ses cheveux enveloppés dans le bonnet et un peu de suie sur le nez, personne ne pouvait deviner en elle la comtesse de Miedore. Et la future reine du pays de Bonpain. Personne, pas même un conseiller, qu’elle croisa dans la cour. L’homme tenait une pile de rouleaux sous le bras et avançait de façon guillerette. Les accords de son mariage arrangé devaient se trouver là-dedans, sous son aisselle puante. Si Rose s’était écoutée, elle aurait bondi sur les parchemins et les aurait jetés dans la fontaine toute proche. La tombe de sa mère se trouvait à côté, mais elle lui aurait pardonné cet accès de colère. De son vivant, jamais elle n’aurait laissé faire cette machination de toute façon. Mais maintenant il était trop tard. Tout était signé. La cérémonie aurait lieu demain.
« Sauf s’il n’y a pas de mariée », avait pensé Rose, lorsque son père lui avait annoncé la nouvelle de ses noces.
Le château tombait en ruine et si elle avait jusque-là trouvé sa demeure bien morne, cela l’aidait aujourd’hui. Elle escalada un mur, aux fissures aussi larges que des pains de campagne et une fois en haut, elle put se dissimuler derrière les créneaux. Quelques soldats parcouraient la muraille d’enceinte, la lumière de la lune se reflétant mollement sur leurs armures sales. Des rires s’élevaient un peu plus loin, autour d’un feu de camp.
-          C’est la fin de la misère, les amis ! Trinquons !
Les gobelets plein de vinasse s’entrechoquèrent, arrosant le sol comme une pluie d’été. La plupart des serviteurs devaient aussi faire la fête aux cuisines, tout comme le peuple en bas. Des chansons s’élevaient de la ville, la plupart des lumières étaient encore allumées. Le roi viendrait demain, avec toutes les richesses promises. Et il y en aurait assez pour tout le monde avait-il dit. Rose avait culpabilisé toute la journée une fois sa décision prise, et elle pensait être sûre d’elle maintenant. Pourtant, face aux maisons en terre noyées dans la boue, aux rues infestées de rats et aux boutiques qui avaient presque toutes fermées, elle hésita. N’était-elle pas trop égoïste ?
La cloche d’alarme dans son dos la décida à se bouger. Ça y est, on avait remarqué son absence. Alors elle s’enfuit, sous le coup de la panique, et profita de la surprise des gardes pour traverser la muraille et descendre de l’autre côté. Le mur n’était pas très grand, il s’enfonçait dans le marais depuis cent ans maintenant et en moins de quelques minutes ses bottines touchèrent le sol. La puanteur des bas quartiers la fit chanceler, mais elle se ressaisit aussitôt et trottina en direction du port. Elle croisa plusieurs groupes de badauds, célébrant la bonne nouvelle du mariage. Certains l’invitèrent à se joindre à eux. « C’est fête, ce soir ! » Elle déclina poliment, le ventre torturé par les remords. Cela faisait bien longtemps que Miedore n’avait pas été aussi joyeuse, depuis sa naissance à vrai dire. « Je suis désolée », fut tout ce qu’elle trouva à répondre à une flopée d’enfants, qui jouèrent un instant dans ses jupons. Ce n’est qu’une fois loin des habitations, dans un quartier où se concentraient les entrepôts, qu’elle eut la paix. Les lampadaires éclairaient chichement la rue, une lueur jaune douteuse, étouffée par toute la moisissure charriée par les marécages. La mousse recouvrait les pavés, plus on avançait vers le port. Le sang de poisson aussi. Les dockers enfonçaient toujours deux boules de cire dans leur nez pour ne pas respirer les effluves de décomposition. Rose avait oublié. Et lorsque les hommes qui travaillaient encore là malgré l’heure tardive la virent arriver, ils lui jetèrent des regards surpris.
-          Z’êtes perdu m’dame ? lui lança un homme qui tenait une énorme caisse entre les bras, pleine de poissons vu l’odeur qui s’en dégageait.
-          Je cherche un bateau pour me rendre à Croissantine.
Le travailleur réfléchit un instant, sa bouche tordue dévoilant une série de dents pourries.
-          Z’avez Le Loup, qui va partir, dit-il en désignant une épave de la pointe du menton. Mais y sont d’jà en train de lever l’ancre, c’est p’têtre trop tard pour…
Rose n’écouta pas la suite. Ses jupes en main, elle courut le long de l’embarcadère, glissant sur les écailles abandonnées un peu partout. Le Loup avait piètre allure, avec sa coque pleine de crustacés et ses voiles raccommodées comme de vieux tapis, mais sa pointe se dirigeait vers le Sud et c’est tout ce qui importait.
-          Attendez ! hurla-t-elle à une femme, occupée à défaire les cordages qui reliaient le rafiot au port.
Elle tendit la main, avec trois pièces d’or étincelantes.
-          J’en ai encore trois pour vous, si vous m’emmenez à Croissantine.
La femme rigola d’abord avant de jeter un œil à la colonne de gardes qui descendait dans les ruelles, plus loin. Leurs torches embrasaient les rues. Leurs cris ne parvenaient pas encore jusqu’à elles mais ça ne saurait tarder. Rose se tendit.
-          Pour toi, ça sera dix pièces d’or maintenant. Et encore dix une fois à Croissantine.
Son tricorne était aussi usé que son bateau et dans ses cheveux tressés, des coquillages se mêlaient aux perles.
-          C’est d’accord. Mais on part sans tarder, répondit Rose en grimpant sur la passerelle.
Une fois montée à bord, elle se détendit un peu. L’étoile de la Tartine l’attendait à l’horizon. Elle allait découvrir le monde.

Mooooh j'adore ce texte Toutes les références au monde des miettes, c'est génial J'aime beaucoup l'idée de base de la princesse qui fuit son mariage arrangé ça va bien avec la carte du monde! J'ai moins senti les inspirations de la justice dans ce texte, je suppose que c'est sous-entendu par le fait que Rose reprenne en main son propre destin vu qu'elle doit subir injustement des noces sans avoir voix au chapitre. J'aurais trop eu envie de continuer Bravo à notre Reine, comme toujours. Encore un atelier réussi haut la main

La Tartine guide ses fidèles !

J'aime bien son dilemme. Si elle reste, elle est mariée de force mais son pays est sauvé. Si elle part, elle est libre mais ça va causer des problèmes.

J'ai bien aimé ce texte ! Bien écrit, comme d'hab', je comprends Rose mais je peux pas m'empêcher de la trouver égoïste malgré tout, elle connaît très bien les conséquences de son choix...
Sinon, comme Sayuri, j'ai adoré les ref aux miettes, mention spéciale pour la Croissantine xD

"aux fissures aussi larges que des pains de campagne" haha, cette comparaison m'a bien fait rire !

Tu as écrit une belle histoire

J'adore ce texte, on ressent tellement bien le dilemme du personnage. L'environnement est joliment décrit, ça appuie super bien sur la culpabilité du personnage ^^

Que de références au peuple miette ! Et cette personnage qui fuit un destin forcé, je dis oui !! Très chouette lecture, bel atelier sa majesté.

La comtesse de Miedore du royaume de Bonpain x3 Elle, elle va avoir sa place dans les croustillantes de la cour au prochain épisode s'il y en a un ! Je n'aurais sans doute pas eu de remords à sa place. Si les gueux ne sont pas capables de gérer leurs rues, tant pis pour eux !

Super super texte, bien évidemment ! Et les références sont géniales, à tel point que j'aurais aimé qu'il y en ait encore plus (du genre, qu'un personnage dise de Rose qu'elle est "craquante comme une biscotte", ou qu'on la menace de lui "foutre un pain dans la gueule" ou encore qu'elle se fasse "rouler dans la farine comme un pain à la canelle", ce genre de mietteusetés, en somme  )

J'ai adoré ce texte. Très original et j'ai adoré les références au monde des miettes. C'était très bien décrit et j'ai bien ressentie ce que le personnage ressentait.