Le réveil d'Argymost

Argymost ouvrit les yeux, la tête comme enserrée dans un étau. Le corps et les membres lourds, il s’étira et sentit la glace se rompre le long de ses écailles. Sa queue battit l’air et il tenta de déployer ses ailes. Ses pensées se mélangeaient. Où était-il ? Il regarda à droite et à gauche, essayant de rassembler ses derniers souvenirs. Une grotte, aux parois magiquement gelées. Une réminiscence.

Il se trouvait dans la grotte avec sa reine, l’archimagicienne Helda, à la suite de la bataille. Ils avaient perdu. Les troupes de Stradh, l’usurpateur, avançaient et ils avaient été incapables de sauver leur peuple. Tant de preuxs chevaliers, tant de fidèles serviteurs, disparus à jamais. Le Seigneur de l’aube les garde avec lui. Blessé à mort, il s’était réfugié ici. Helda l’avait rejoint, les yeux embués de larmes. Il lui avait enjoint de partir, de conduire ce qui restait de leur peuple vers d’autres contrées, en sécurité. Au lieu de quoi, elle lui avait sourit tristement et avait enchanté la grotte. La magie d’Helda l’emprisonnait peu à peu dans une myriade de stalactites étincelantes. Il ne trouvait pas la force de résister tandis que la torpeur l’envahissait et que la douleur s’éloignait de lui à pas feutrés.

« Le sommeil te soignera, lui avait-elle assuré. Tu devras rester en stase pendant plusieurs siècles. Jusqu’à ce qu’un de nos enfants ne vienne te réveiller.
— Mon peuple. Je ne peux pas laisser mon peuple, avait-il grondé. Stradh ne les protégera pas !
— Dors mon aimé. Dors, soigne-toi. Aie foi en nos enfants qui ont réussi à fuir sains et saufs. Un jour, l’un d’eux viendra et libérera notre peuple. Et notre bannière flottera à nouveau sur la Barovie. »

Les mains d’Helda brillaient, répandant sa magie bienfaitrice. Son visage pâlissait alors que le sortilège drainait ses dernières forces. Les larmes coulaient le long de ses joues. Ses yeux gris comme l’acier ne lâchaient pas les siens pendant qu’elle récitait ses formules comme un mantra. Les paupières se fermaient lentement.
« Helda, non ! Sauve-toi… »

Il balança sa tête de droite à gauche, se redressa et appela :

«  Helda ! Helda !
— Seigneur Argymost… Seigneur Argymost, lui répondit une voix timide. Seigneur Argymost, je suis ici.
— Qui est là ? Où est Helda ? »

Il suivit la voix et regarda vers un coin de la grotte. Un groupe d’aventuriers se tenait recroquevillé devant l’une des entrées. Un paladin en armure lourde, avec sur le plastron le symbole du Seigneur de l’aube se tenait prêt à dégainer son épée. Ce qui semblait être un rôdeur, avec son long manteau de cuir et un étrange chapeau à larges bords, pointait pour le moment son arbalète lourde vers le sol. Un ménestrel, le luth en bandoulière, serrait un agneau contre lui, un lapin se terrant dans sa capuche. Mais celle qui attira le plus son attention se tenait un peu en avant du groupe, dans une tenue de voyage de bonne facture. Elle avança prudemment, ses yeux gris le fixant, les mains en avant en signe d’apaisement.

« Seigneur Argymost… Je suis tellement heureuse de vous retrouver enfin.
— Helda… répondit-il faiblement. »

La jeune femme en face de lui déglutit. Des larmes pointaient au coin de ses yeux, alors qu’elle semblait se retenir de regarder sur sa gauche.

« Seigneur Argymost, je suis tellement, tellement désolée. »

Alors que la compréhension se frayait doucement un chemin dans ses pensées, le dragon d’argent lança un rugissement de douleur. Helda… Le cœur déchiré, il se tourna à son tour vers le milieu de la grotte. Un squelette gisait contre une formation rocheuse, portant la tiare de sa bien-aimée sur son crâne. Il ne restait plus rien d’elle. La douleur le saisit à la gorge, il grondait, tempêtait alors qu’il s’extirpait de son carcan de glace. Reprenant sa forme humaine, il se précipita vers les restes et tomba à genoux devant eux, n’osant pas les déranger. A bout de force, Helda s’était adossée contre un rocher et s’était éteinte. Un autre hurlement érailla sa voix humaine. Ses sanglots secouèrent ses épaules et déchirèrent sa poitrine. Helda n’était plus. Sa bien-aimée, sa reine, qui s’était tenue à ses côtés pendant tellement d’années. Helda, qui avait partagé son rêve d’une contrée où les justes étaient reconnus et où chacun pouvait tenter sa chance. Leurs efforts couronnés de succès au fil des années. La cour avec ses chevaliers valeureux. Les vignes resplendissantes, où le travail était adouci par la magie. Les écoles emplies d’écoliers studieux. Les marchés débordant de denrées où chantaient de nombreux ménestrels. Leurs enfants à l’ascendance draconique qui couraient dans la cour du château, les écailles argentées apparaissant fugacement sur leur visage quand ils laissaient libre cour à leur magie. Partis en fumée. Tous.

« Seigneur Argymost. »

La voix avait retenti une nouvelle fois. Argymost se tourna vers l’aventurière et la dévisagea. Elle se figea et le fixa en retour. Il ne la reconnaissait pas. Aucun de ses traits ne lui étaient familier, de la peau pâle aux cheveux sombres. A part les yeux, gris comme l’acier. Gris comme les yeux d’Helda. L’un de nos enfants viendra… Elle n’était aucun d’eux. Combien d’années s’étaient-elles écoulées ? La mort dans l’âme, il essuya ses larmes et se redressa majestueusement devant l’inconnue.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il en faisant résonner sa voix draconique dans toute la grotte.
— Je suis Mara Helder, Seigneur Argymost. Je… Pense que je suis l’une de vos descendantes.
— Vous pensez !
— Oui, je le pense. Notre ascendance draconique s’est perdue au fil des siècles. Tout ce que je sais, c’est que j’ai du sang de dragon dans les veines et que ma famille arbore votre bannière. »

Elle lui tendit sa main ornée d’une chevalière. Il le reconnut. Son sceau, celui qu’il avait transmis à ses enfants. Pourtant, l’étrangère ne ressemblait en rien à ses enfants chéris ou à sa bien-aimée. Comment pouvait-elle affirmer être issue de sa lignée ?

« Prouvez-le, demanda-t-il dans un grognement qui rebondit sur les parois de la grotte.
— Le prouver ?
— Oui. »

La jeune femme, Mara, fit retomber sa main le long de sa jambe, regarda tristement les restes d’Helda et se campa devant eux. Avec délicatesse, elle plaça sa main devant son visage et souffla comme on envoie un baiser à un être cher. De minuscules flocons de glace s’échappèrent de ses mains délicates et s’agglomérèrent patiemment en colonnes de glace au dessus du squelette de la magicienne. Une larme coula sur la joue d’Argymost quand ses armoiries ornèrent le fronton du mausolée improvisé. Sa descendante. Mara Helder arborait maintenant des écailles argentées dans son cou, comme ses enfants autrefois.

« Combien de temps ? finit-il par articuler.
— La magie de Stradh et celle de l’archimagicienne Helda ont enfermé la contrée dans les brumes éternelles pendant cinq siècles.
— Mon peuple ?
— Les paysans survivent, monseigneur. Mais l’espoir les quitte chaque jour un peu plus. Stradh étend son ombre sur tout le pays.
— Pourquoi avoir mis tant de temps ? » gronda-il, les yeux étincelants de colère.

Mara eut un mouvement de recul. Ses compagnons le mirent en joue. La jeune femme les apaisa d’un mouvement gracieux et riva courageusement son regard dans le sien. Elle ne manquait pas de cran.

«  Je ne sais pas. Notre ascendance se perd dans les âges. Un de mes ancêtres a épousé une inconnue sortie des bois il y a cinq siècles. Elle aurait eu une ascendance noble, mais pas de terre. Pour une raison que j’ignore, la famille Helder a alors changé ses armoiries pour les vôtres.
— Comment s’appelait-elle ?
— Euridice. Euridice Argymost. »

Un grognement de douleur se forma dans sa gorge. La petite Euridice, avec ses nattes blondes comme celles de sa mère, qui couraient dans le jardin du château. Puis, devenue femme, qui dansait avec les chevaliers dans la salle de bal.

« Comment est-elle morte ?
— Je ne sais pas mon seigneur. C’était il y a cinq siècles. »

Argymost ferma les yeux. Ses enfants aussi s’étaient dispersés dans les brumes du temps. Ses fidèles serviteurs n’étaient plus que poussière. Un monde réduit en cendres.

« Mon seigneur… Je sais que ce n’est pas facile et je regrette de ne venir qu’après cinq siècles. Mais, je viens pour sauver ce qui peut l’être. Il y a encore des gens en Barovie, paysans, aubergistes, vignerons, musiciens itinérants, moines et moniales, qui se battent contre la tyrannie du comte Stradh. Des gens qui ont fait leur possible pour nous faire arriver ici. Des gens qui n’ont pas perdu espoir alors que dehors, tout est sombre. Les vignerons ont continué à produire leur vin envers et contre tout. Les prêtres et les moines prient encore le Seigneur de l’Aube alors qu’il n’a jamais paru aussi loin. Et ils espèrent. Ils espèrent depuis tellement longtemps qu’ils ne se souviennent même plus que c’est vous qu’ils attendent. Mais ils vous espèrent tout de même. Seigneur Argymost, moi et mes compagnons n’avons pas la vaillance et la force de vos chevaliers disparus, mes sortilèges ne sont pas aussi puissants que ceux de Dame Helda. Mais nous sommes là et nos épées sont à vous. »

Elle dégaina alors la lame d’Argent, l’épée familiale, et s’agenouilla respectueusement devant lui. Plus loin, le reste du groupe d’aventuriers fit de même. Ses gens n’étaient plus. Mais leurs descendants avaient encore besoin de lui. Peut-être que son rêve ne serait pas que cendres finalement. Il se pencha vers Mara Helder, posa sa main sur son épaule et déclama :

« Relève toi, O Mara Helder, gente dame et princesse de Barovie. Nous croiserons le fer côte à côte. »

Il était temps de faire revenir la justice en Barovie.