L’homme-bouclier

Liv fonça droit dans le couloir de la Magistrature, esquivant sur son passage les meubles renversés au sol. Elle allait passer la porte principale quand s’imposa à elle un colosse de métal doré. Un garde de la Cité lui barrait le passage vers la grande salle. Elle s’immobilisa et renvoya d’un geste ses cheveux collés à son visage en sueur. Son regard se durcit. Elle agrippa d’un mouvement habile sa lance à lame double dans son dos. Un crissement métallique appuya son geste : l’autre garde venait de dégainer une épée presque aussi grande que la lance de Liv. L’éclat de la lame brilla à la lumière de la lune et révéla un tranchant redoutable. La jeune femme ne trembla pas.  

Les sourcils froncés et les poings serrées sur sa lance, elle se jeta vers l’imposante silhouette. Elle le vit esquisser un geste de parade, mais ne lui en laissa pas le temps. D’un bond, elle s’éleva au dessus de lui avant de faire crisser la lame de sa lance sur l’armure dorée. Elle retomba au sol d’un pas maîtrisé et se redressa. Sa lame n’avait tracé qu’une infime marque sur la dorure de l’acier, et l’homme n’avait pas bougé d’un centimètre. Ce fut à son tour d’avança vers elle. Son pas était lourd. Son avancée résonna dans le couloir, couvrant les cris alentours. Il pointa Liv de son épée, avant de la faire tournoyer au dessus de lui, tout en continuant d’approcher. Malgré sa lourdeur, l’épée fendait l’air dans un bruissement étouffé. Liv porta sa lance à hauteur de sa poitrine, prête à couvrir toute attaque. Après un dernier mouvement, l’homme asséna son coup. Liv redressa sa lance et arrêta l’épée dans un fracas assourdissant. Elle poussa de toutes ses forces, serrant chacun des muscles de son corps pour ne pas s’effondrer sous le choc. Elle ne fit pas reculer l’homme, mais elle tint bon. Pas pour longtemps. D’un geste adroit, elle abaissa sa lame pour entraîner avec elle l’épée sur le sol. Dans le même temps, elle s’accroupit et glissa sous le colosse. Elle eut à peine le temps de se relever qu’il relevait déjà son épée et assénait sur elle un coup d’une puissance sans nom. Elle esquiva de justesse et riposta en faisant virevolter sa lance. S’en suivit une danse mécanique, où elle parait les coups tout en lançant des attaques perçantes. Cou, cheville, torse, elle visait au hasard ce qu’elle pouvait. Sa fenêtre de tir était infime et logée dans le court laps de temps qu’il mettait à redresser son épée après chaque attaque. Au milieu de ce ballet millimétré, elle rata un pas. une fraction de seconde plus tard, l’épée du soldat s’enfonça dans sa chair, entaillant sévèrement sa cuisse. Le sang dégoulina sur sa jambe en lui arrachant une grimace de douleur.
Elle réalisa soudain qu’un seul coup bien placé de cette épée suffirait à percer sa tunique, qui n’avait rien d’une armure. Elle devait se montrer plus réactive et plus maligne, à défaut d’être plus forte. Elle changea de stratégie, recula en courant pour reprendre son souffle et réfléchir. Ce qu’elle avait en face d’elle était moins un corps qu’un amoncellement de cuirasse et d’acier qu’elle n’avait aucune chance de percer. L’homme-bouclier venait vers elle en laissant traîner son épée au sol. Mais il n’était pas fatigué, loin de là. Liv pouvait deviner, à sa posture altière, qu’il jouissait de sa victoire à venir. Ce frôlement métallique de l’acier contre le dallage, c’était le bruit de sa certitude qu’au prochain coup, il la fendrait en deux.

Avec un cri, elle s’élança de nouveau en avant, sans considération pour sa jambe blessée qui ne suivait plus tout à fait le rythme. Il fut pris par surprise et ne releva pas à temps son épée. Avant qu’il n’ait pu faire quoi que ce soit, Liv lui avait sauté dessus, et le chevauchait comme un animal. Elle passa sa lance sous le cou du taureau doré et le tira en arrière aussi fort qu’elle put. L’homme vacilla. Un bruit sourd confirma à la jeune femme qu’il avait lâché son épée. Il levait maintenant les mains vers elle, et tenta d’agripper son visage, puis, n’y parvenant pas, la lance qui l’étouffait. Liv resserra sa prise et serra plus fort pour empêcher les gants dorés de se faufiler entre la lance et le cou. Le soldat hurla.
Dans un élan de rage, il se jeta contre le mur. La tête de Liv frappa les panneaux de bois dans un craquement. Instinctivement, elle ferma les yeux et porta une main à sa tête, relâchant dans le même temps la prise sur sa lance. Quand elle les rouvrit, une forme noire avait envahie son champ de vision. Elle cligna des yeux plusieurs fois. Elle mit une seconde à retrouver une vision correcte, mais c’était une seconde de trop. L’homme-bouclier se projeta de l’autre côté du couloir, et Liv vit s’approcher à une vitesse bien trop rapide les baies vitrées qui donnaient sur le vide.

Les vitres tremblèrent puis éclatèrent avec fracas. Ne pas tomber dans le vide. Elle s’agrippa à l’homme autant qu’elle put. Mais comme il relevait les mains pour attraper son visage, elle n’eut pas le choix. Les gants d’or ou la chute. S’il arrivait à se saisir d’elle, il ne lui faudrait qu’une seconde pour lui briser le crâne. Elle choisit la chute. Lâcha ses deux mains et laissa le poids de son corps l’entraîner vers l’arrière. Alors qu’elle laissait ses forces l’abandonner, elle sentit une prise ferme sur son bras. Puis une vive claque et enfin, un vol à travers le couloir pour s’écraser avec torpeur contre le carrelage. Le froid la saisit tout de suite, dans le même temps qu’une vive brûlure sur tout le côté droit de son corps. Elle se redressa, avisant la silhouette massive, et désormais floue, qui se dressait devant elle. Elle sentit à peine le sang qui lui collait les cheveux. Pas le temps pour les sensations, pas le temps pour la douleur et la déception. Seulement la survie. L’absolue et nécessaire survie.
Avec tout ce qui lui restait d’énergie, elle releva une main et se concentra. S’il y avait bien un moment où sa magie ne devait pas la décevoir, c’était maintenant. Elle intima à l’Air de lui jeter sa lance abandonnée de l’autre côté du colosse. Avait-elle seulement la force de formuler cette demande ? Elle ne se posa pas la question, elle devait la trouver, quelque part au plus profond d’elle même, dans sa volonté, dans sa détermination, dans tout ce pour quoi elle se battait.

Sa lance vint s’arrimer à sa main. Elle referma son poing sur elle. Traversée par un frisson de chaleur, elle se releva. Tout son corps lui faisait mal, mais elle secoua la tête et planta son regard d’acier dans celui du colosse. D’un mouvement de la tête, elle le défia d’avancer.

Il eut un sourire.
Un coup derrière la tête.
Elle tomba sur le sol, inconsciente.