Une dernière épreuve pour Claire

Courir. Courir. Ce sergent instructeur de mes couilles serait bien trop heureux de me voir échouer à ce test. Je le sais. Et il sait que je le sais. Inspirer. Expirer. Tous ces obstacles à la noix n’ont qu’une fonction : casser notre rythme et nous essouffler. Allez, Claire ! La respiration, c’est la clé ! Sauter par-dessus un tronc. Ramper sous une grille rouillée… Respirer. Courir. Maîtriser la foulée. Respirer. Lever les genoux bien haut dans la boue. Ne pas se laisser avoir à l’usure…

Cela fait quatre mois que je m’entraîne. Quatre mois que je n’ai pas dormi sereinement. Quatre mois que le sergent instructeur donne le meilleur de lui-même pour me faire flancher. Ça n’a pas pris, et aujourd’hui, c’est le jour fatidique. La dernière épreuve. Je l’aurai ce képi blanc, c’est une promesse que je tiendrai ! Ils vont voir de quel bois Claire Menzsana se chauffe ! Après mon passage, leur satanée course d’obstacles ne sera plus un parcours du combattant, mais un parcours de la combattante ! Ça lui rabattra son caquet au sergent instructeur Fak…

Il a bien failli réussir son coup, il s’en est fallu de peu ! Au bout de quatre mois de labeur et de mises à l’épreuve quotidiennes, le sergent instructeur est passé à ça de me percer à jour. Ici, pas de pitié ; les commandants veulent des soldats sans peur, prêts à se battre en toutes circonstances. Le programme de sélection nous fait passer par tous les éléments. Nous sommes confrontés à la fatigue, aux privations, au feu, à l’eau, à la vie en groupe, à l’isolement, au froid extrême, à la chaleur… Rien ne nous est épargné. Tous ceux qui sont encore en course pour le képi blanc aujourd’hui ont réussi ces épreuves. Moi avec. Nous avons tous eu le sergent instructeur Fak sur le dos pendant ces quatre mois… Étant la seule fille sur 25 candidats, je vous laisse imaginer si je l’ai eu sur le dos plus souvent qu’à mon tour… ! Chaque jour, son objectif était de me pousser à abandonner. Tous ses efforts n’ont fait que renforcer ma volonté… Sauf cette terrible soirée où tout aurait pu basculer.

Courir. Inspirer. Expirer. Encore des troncs en travers du chemin. Inspirer. Lever les genoux. Expirer. Mon treillis pèse une tonne avec toute cette boue. Mes godasses en sont remplies. Tenir bon. Courir. Expirer…

Rien ne m’effraie. Ni les coups, ni la discipline de fer, ni les privations… Il n’y a qu’une chose qui…

Je suis contente que le sergent instructeur Fak n’ait pas découvert mon secret. S’il avait pu savoir, je n’aurais pas fait long feu dans sa section. Un soldat fille déjà, il avait du mal à se faire à l’idée, alors un soldat fille qui a peur du noir… Autant dire que j’étais fichue.

Pourtant, je n’ai pas l’impression de frauder ou quoi que ce soit. Parmi tous les gars avec moi, il n’y en a pas un seul qui soit en pleine santé mentale et qui vive avec zéro traumatisme. Le mien, je le dois à un beau-père violent qui m’enfermait dans un placard, dans la cave, et éteignait toutes les lumières. Ce supplice a duré pendant des années. C’était toujours la même punition. Et au lieu de m’y habituer… l’obscurité me terrorisait chaque fois un peu plus.

Le sergent instructeur Fak, la semaine dernière, m’a envoyée en corvée de nettoyage dans un sous-sol de la caserne. Il m’a plantée dans un soubassement avec un balai, un torchon et un seau en me gueulant de tout astiquer. Et que ça devait briller quand il reviendrait. En remontant, il a coupé le courant. L’a-t-il fait machinalement sans penser que j’avais besoin de l’éclairage pour travailler en bas ? Ou l’a-t-il fait volontairement pour m’emmerder ? Je penche davantage pour la deuxième option. Toujours est-il que soudainement plongée dans l’obscurité la plus totale, dans ce sous-sol humide qui d’un seul coup me rappelait beaucoup trop la cave qui hantait mon enfance, je fus prise de panique. Prise de court, je n’ai pas su me retenir de pousser un cri. Léger. Féminin… Trop féminin. Vulnérable… Je me demande si le sergent instructeur ne l’a pas fait exprès pour me tester. Avait-il remarqué quelque chose ? Avait-il vu que j’étais toujours la dernière à éteindre ma lampe ? que j’étais moins vaillante la nuit venue ? En tout cas, il l’a entendu ce cri. Ce cri de surprise que je n’ai pas su garder pour moi. Heureusement, il ne restait que quelques jours et le sergent instructeur n’a pas eu le temps d’exploiter la faille. Ouf !

Enjamber. Inspirer. Courir. Expirer. Lever les genoux. Ouf ! Ouf ! Ouf ! Le parcours se termine. Grimper. Ne pas lâcher prise. Inspirer. Tenir bon. Expirer. Les cordes glissent à cause de la boue. Inspirer. Mes mollets et mes bras sont en feu. Expirer. Ouf ! Ouf ! On arrive au bout. Courir.

J’en aperçois d’autres qui ont terminé avant moi. Ils se reposent enfin ! Ou ont-ils été éliminés ? Je ne sais plus trop à cet instant. Je commence à manquer de glucose dans le sang. Respiration. La respiration, c’est la clé ! Allez !

Dernier obstacle. Enfin… je pense ! Le sergent instructeur Fak m’attend derrière. Il me fait signe de le suivre. Ah… on ne rejoint pas les autres ? Je n’ai pas la force de poser la moindre question. En petites foulées, je m’exécute. Inspirer. Expirer. Ce sont sûrement les derniers mètres. Où me conduit-il ? Inspirer. Expirer. Il ne pourra pas me faire de sale coup. Il fait jour, nous sommes en pleine forêt et je n’ai peur ni des guêpes ni des serpents. Inspirer. Expirer. La seule chose qui m’effraie, c’est… oh non ! Le sergent instructeur s’arrête devant l’entrée d’une grotte.

Ses instructions sont claires. Je dois entrer. Il y a un fanion rouge de l’autre côté. C’est la dernière étape. Pour finir le parcours, il faut traverser le tunnel et ramener le fanion. C’est simple comme bonjour. Nous avançons. Il fait les premiers pas avec moi. On dirait qu’il guette ma réaction. Il a compris… Je suis sûre qu’il a compris… Les autres candidats n’ont pas eu à passer ce test. C’est juste pour moi son histoire de tunnel. L’entrée de la grotte est éclairée par la lumière du jour, mais elle s’enfonce très loin dans l’obscurité. Le plafond est bas. Encore quelques pas, et ce sera le noir total. Je ne vois déjà plus où je pose les pieds. Le sergent instructeur stationne à la frontière entre clair et obscur. Il me dévisage. Je sens qu’il est tout de même impressionné que je sois arrivée si loin. Ou alors c’est moi qui m’imagine ça… Je lutte de tout mon possible, mais je suis tétanisée. Le sergent instructeur Fak me fait un signe de tête pour m’indiquer le chemin. Inspire. Expire. Un pas. Un autre. Mes jambes sont flageolantes. À cette distance, on se devine à peine. Deux silhouettes perdues dans la nuit. L’obscurité m’engloutit tout entière. Mon cœur s’arrête. Je ne peux plus avancer.

— Tu es venue jusqu’ici, maintenant passe là-dedans.

— Il fait bien trop noir là-dedans pour que je passe.

Bordel.