La painpauté
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Damedeletang
Messages : 2
Date d'inscription : 25/09/2022

Le gardien du phare Empty Le gardien du phare

Dim 30 Oct - 0:46
Les vagues se fracassaient à grand bruit sur les rochers de l’île. Aussi noires que la nuit, les trombes d’eau se déversaient autour du phare, le long des pierres, inondant le premier pallier. L’écume volait en lambeaux blanchâtres pour s’écraser sur les fenêtres sales et fissurées. Et pour accompagner ce macabre tableau, le tonnerre grondait, hargneux comme un loup sur le point d’attaquer.

Le froid infiltrait la moelle d’Arthur, le gardien du phare de l’île aux mouettes. Ses articulations craquaient, sa peau s’imbibait de l’humidité ambiante et le goudron voué à l’étanchéité de son maigre toit maculait de noir ses vieux habits rapiécés. Bah, il y avait longtemps que son apparence n’importait plus à quiconque.

Le visage autrefois rongé par la petite vérole affichait autant de creux et de bosses que les falaises qui bordaient son phare. Les cratères laissés par la maladie peinturluraient d’ombres ses traits taillés à la serpe. Quand à la barbe noire qui grimpait le long de ses joues, elle n’avait de barbe que le nom tant l’amas de poil ressemblait au nid d’un oiseau. Miettes, plumes, débris, voilà ce que l’on retrouvait lorsqu’on avait la patience de fouiller la barbe et la vie du gardien.

En plongeant un peu plus loin, on y dénicherait aussi le sang, la mort et les regrets. Mais personne ne s’intéressait au vieil Arthur. Et sur l’île, personne non plus n’y mettait les pieds. Seule Genièvre lui tenait compagnie.

Une vieille femme, le nez dans un tricot, le tricot plus long qu’elle-même. Maille après maille, elle nouait et dénouait ses mots, son ouvrage, sa vie. Et tandis que la tempête rugissait au dehors, le cliquetis des aiguilles, aussi régulières que le tic-tac d’une horloge, résonnait dans la poitrine d’Arthur.

Tic-tac. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.

Arthur ne savait plus s’il faisait nuit ou si le ciel d’orage avait teinté de noir les alentours. Quelle heure était-il après tout ? L’électricité avait été coupée dès les premiers coups de tonnerre. Le téléphone aussi, bien qu’il n’eut personne à appeler.

Ne restait que le générateur de secours, allumé en haut de la tour, afin de guider les bateaux, les navires, les barques, les rafiots vers la terre et les quais puant de Bourg-en-Mer. Et le ronronnement de l’appareil, bête tapie à l’appétit insatiable, empêchait Arthur de dormir.

Les yeux grands-ouverts, allongé sur des draps poisseux, la tête calée – à peine – par une vieille veste qui exhalait le mouton et la houille, il réfléchissait. Sur la table de chevet, une bougie crachotait sa lumière vacillante créant sur les murs des ombres à damner les enfers. Mais Arthur gardait les yeux rivés sur les nœuds du plafond de bois.

Des nœuds ? il savait en faire des tas. Elingue, Cassagne, cabestan, batelier, coulant, drisse, trilène. Les cals sous ses doigts, plus solides que ses os, témoignaient de son habilité. Et là sur l’épaisse poutre à deux mètres au-dessus de lui, il les lisait tous.

Tic-tac. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.


-Tu devrais dormir, dit Genièvre. Les soirs d’orage, pas bon il est de rester éveillé.


Arthur haussa les épaules. Après tout, le mauvais œil l’avait dans sa ligne de mire. Il gratta sa barbe d’une paire d’ongles noircis.

Tic-tac. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.


-Raconte encore pourquoi tu es seul ici ? susurra la vieille.


Arthur grogna sans répondre. Elle savait, pourquoi le lui demandait-elle ? Tout le monde savait, c’était bien pour cela qu’on l’avait isolé sur un caillou perdu, maltraité par les vents, miné par l’océan.

Le tonnerre déchira le ciel au dehors et le flash aveuglant d’un éclair hérissa d’un coup les poils d’Arthur. Petit, il avait horreur des orages. Adulte, il les haïssait plus encore. Il s’assit sur sa couche, visage fermé, yeux cernés et soupira en notant que le mur nord suintait d’une eau de pluie verdâtre.

Tic-tac. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.


-Allez, raconte.


Il secoua la tête. Qu’y avait-il à dire ? Qu’un soir d’orage comme celui-ci, sa toute jeune femme, les cheveux clairs, les yeux plus clairs encore, accouchait dans le sang, la sueur, les larmes, d’un bébé aux allures monstrueuses ? Un seul œil au milieu du front, un nez absent, une bouche béante. Le tout recouvert par un vernix blanc qui puait le lait caillé. Et du sang, toujours plus de sang.

La créature était morte. A peine née déjà putréfiée, livide, flasque comme une peau baignée dans l’eau trop longtemps. Enroulée dans son propre cordon, la bouche bleue, les membres tordus. Et cet œil vide, fixe, voilé. De ceux qui même lorsque vous regardez ailleurs ne vous quitte pas. Vous le sentez, à chaque instant, glisser sur votre nuque, vos épaules, vos entrailles.

Arthur en cauchemardait encore les longues nuits d’hiver.

Tic-tac. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.


-Et ta femme alors ? Et Nina ?


Elle ? Qu’en dire ? Abandonnée des secours à cause du mauvais temps, abandonnée par sa famille pour avoir épousé un ermite plus proche de l’ours que du gentilhomme. Elle avait expulsé la chose en dehors de ses entrailles, déchirant chairs, muscle, périnée et organes. Et à l’odeur métallique du sang s’était ajoutée celle fétide des selles qui mêlent le rouge de noir.

Elle avait saisit le monstre de ses mains pâles et tremblantes alors qu’Arthur, tétanisé, n’entendait ni ses cris, ni ses pleurs. Nina l’avait porté à ses yeux, et d’épouvante, dans un cri, alors que son corps se vidait de sa substance, elle était morte.

Partie comme ça, d’un coup. Comme un insecte qu’on écrase de son pied sans y penser. Et son corps, et la créature… Ils avaient refroidis, il s’étaient rigidifiés, et la peau de pâle était devenue blanche. Puis les jours suivants verte. Et les cloques étaient apparues en même temps que les premiers vers. Et Arthur était resté là, immobile. Figé comme les cadavres qui pourrissaient dans son champ de vision.

Quant à l’odeur…

Arthur eut la nausée, il se précipita vers une cuvette pour y rendre son maigre repas. Les souvenirs… Les relents des miasmes s’échappant des corps et de leurs restes. Une puanteur lourde comme une tombe, étouffante comme un linceul. Les mouches qui bourdonnaient et grouillaient tout autant que les vers qui se repaissaient du corps de sa femme. De sa Nina, si blanche, si blonde.

Tic-tac. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.


-Qu’ ont dit les policiers ? Quand un voisin les a appelés ?


A cause de l’odeur. Un parfum de mort suintant jusqu’au pallier. Et quel scandale. Quel choc ! Deux corps en décomposition et un homme échevelé, affamé, rendu muet dans un coin de la chambre.

Ils l’avaient embarqué. Arthur avait passé une journée et une nuit au poste, le temps que l’enquête s’ouvre. Puis des mois, la presse, les rumeurs et les regards jetés par les passants sur les trottoirs. Alors il avait quitté la ville et il s’était installé dans le phare. Barricadé entre les murs octogonaux d’une bâtisse d’un siècle passé. Seul enfin, avec ses cauchemars et ses pensées.

Tic-tac. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.


-Tu es mieux là, ici, n’est-ce pas ?


Un coup de tonnerre lui creva les tympans et dans la lumière livide de l’éclair, le cœur d’Arthur se figea dans sa poitrine. Là. Dans l’ombre du lit. Entre les plis des draps. La créature.

Le visage boursoufflé, verdâtre, un cordon bleu enroulé autour de la gorge. Et l’œil. Noir, rutilant comme un onyx, fixé sur lui. Sans paupière, sans nez. Au milieu d’un front bombé, trop large et plissé par l’humidité.

Arthur tremblait, les mains moites, les pupilles dilatées. Son cœur palpitait à en devenir douloureux. Un nouvel éclair, et la chose sembla se rapprocher.
Tic-tac. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.


-Comment il s’appelle ?


La gorge nouée, le ventre en vrac, Arthur leva les yeux vers Genièvre. Dans son coin, les aiguilles cliquetant au rythme de son palpitant, et elle, toujours à tricoter, fixait ses yeux aveugles sur lui.

Tic-tac. Une maille à l’envers, une maille à l’endroit.


-Allons, viens. Ne lutte pas.


Arthur s’avança vers elle, hypnotisé. Il se pencha vers le sol et saisit l’écharpe, la longue écharpe, si longue et si fine qu’on aurait dit une corde. Il la fit rouler entre ses doigts, il connaissait les cordes. Et il connaissait les nœuds. Elingue, Cassagne, cabestan, batelier, coulant, drisse, trilène. Coulant.


Lorsqu’après trois nuits sans phare, la mairie de Bourg-en-Mer envoya un rafiot pour s’assurer que tout allait bien, ils retrouvèrent le corps du gardien. Pendu à une poutre, l’amarre fixée par un nœud qu’il avait lui-même fait. L’odeur de moisi mêlé à celle du corps flétri flottait autour de lui.

Il était seul.

Il l’avait toujours été.

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Toctoc
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Le gardien du phare Empty Re: Le gardien du phare

Mar 1 Nov - 15:48
Joli texte bien sympathique. On perçoit bien la lente descente du personnage principal vers la solitude, la folie et le suicide.

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