Couloir de l'entre-deux mondes

¬Atelier d’écriture


Couloir de l’entre-deux mondes, Salle 1321, 9h34

— Et merde, souffla Astrid en se redressant de sa table d’opération, les muscles endoloris par une immobilité prolongée.
Un rapide coup d’œil en direction du plafond lui indiqua que ce n’était pas son retour en salle de réveil qui l’avait tiré de sa torpeur artificielle, mais plutôt le clignotement régulier des néons qui grésillaient une fois sur deux. Elle aurait dû être en salle de réveil pourtant, entourée par le sourire réconfortant des infirmières et les toux grasses des autres patients qui jaillissaient eux aussi d’un état comateux. Elle ne comprenait pas, cette scène ne respectait aucune logique. Appelez ça ce que vous voulez, une intuition, un éclair de lucidité, ou simplement du bon sens, mais elle sentait au fond d’elle que cette situation clochait. Qu’elle n’aurait pas dû être là, sur ce billard qui lui donnait la chair de poule, seule, avec sa robe d’hôpital ridicule trempée de sueur et de sang. Et surtout pas consciente, voir même complètement lucide, après une opération aussi délicate à cœur ouvert. Paul, son anesthésiste préféré, ou le beau gosse de l’hospice, comme elle aimait bien le surnommer, l’avait plongée quelques heures plus tôt dans un sommeil sans rêves, lui promettant que tout allait bien se passer avec un clin d’œil encourageant, et voilà qu’elle se retrouvait éveillée en plein milieu du bloc opératoire. Déjà que d’ordinaire, entre ses allers-retours incessants à l’hôpital et sa dernière relation amoureuse foireuse avec Maxence, sa vie ne faisait aucun sens, cette fois-ci elle avait décroché la palme. Mais peut-être que c’était bien ça le problème, peut-être qu’elle n’était plus en vie. Cette pensée morbide lui glaça le sang et son cœur se mit à tambouriner violemment dans sa poitrine.
— Calme-toi Astrid putain, jura-t-elle à voix haute. Si t’étais morte, tu n’en aurais pas conscience non ? Ça doit juste être un mauvais rêve.
Ce n’était pas une expression, c’était une obligation. Elle ne pouvait pas être morte. Pas si tôt, pas si jeune, pas alors qu’elle s’était engueulée avec sa mère la vieille, la traitant de tous les noms parce qu’elle refusait de lui ramener son repas préféré sous prétexte que le diner était trop loin. « Salope, salope ! » avait-elle hurlé « Je vais peut-être crever et toi t’en as rien à foutre ! Je te déteste ! ». Sa mère avait calmement posé sa main sur son épaule, puis sur un signe de tête des médecins, avait quitté sa chambre les yeux brillants afin de la laisser se reposer. « Sois forte, ma chérie », avait-elle entendit murmurer. Bornée, Astrid n’avait rien répondu. Était-ce bien cela le dernier souvenir que sa mère aurait d’elle ? Une fille ingrate, des injures déplacées, jouant sur la culpabilité d’une personne qui lui avait tout donné ? Non, refusa-t-elle, sa vie ne pouvait pas s’arrêter là. Pas si près du but. Pas alors qu’on lui avait assuré que cette opération lui permettrait de vivre une vie normale. « Il y a des risques… » Un écho de voix des médecins lui fit monter les larmes.
— Je ne suis pas morte. C’est un rêve, affirma-t-elle pour se donner de la contenance. Et je dois juste trouver comment me réveiller.
L’adolescente passa une main parfaitement manucurée dans sa chevelure blond acier afin de s’ancrer dans cette nouvelle réalité, et réalisa qu’elle ne portait pas la charlotte affreuse qu’on lui avait forcé à enfiler le matin même, celle qu’elle se souvenait avoir mise de mauvaise grâce, avant de se moquer de son propre reflet devant le miroir. Comme elle pouvait bouger elle se releva, son cœur battant à tout rompre contre son torse. Elle bascula ses jambes amaigries par l’absence de sport par-dessus la table d’opération, puis entreprit de défaire le nœud de sa robe. Elle ne ressentait pas le tiraillement familier que lui donnaient habituellement ses points de suture. A vrai dire, à part la vague d’émotions brutes qui menaçait de la submerger, elle ne ressentait rien de ce qu’elle aurait dû ressentir. Elle baissa les yeux sur sa poitrine qui était habituellement zébrée d’une vilaine cicatrice, mais elle ne vit rien à part des centimètres de peau claire qui se succédaient sans aucune trace de blessures passées. Elle se rappela que dans les rêves, ses mains comptaient d’ordinaires plus de doigts, mais lorsqu’elle fit le compte, le choc la frappa de plein fouet. Elle se pinça, se griffa le bras, puis se mordit les lèvres.
Rien n’y faisait.
Je suis morte ? ne peut-elle s’empêcher de se demander.
— Maman ! hurla-t-elle dans la salle vide.
Elle eut l’impression que sa voix s’était éteinte avant de franchir ses lèvres.
— Maman ! répéta-t-elle.
Cette fois-ci sa voix se brisa, aussi vivement que le pare-brise lors de l’accident.
Prise d’une crise de pleurs irrésistible, elle se roula en boule, sur le carrelage immaculé et se mit à laisser couler ses larmes, suffoquant sous le coup du tsunami de tristesse qui s’était emparé d’elle.
— ¬Je suis désolée Maman, je suis tellement désolée.
Après ce qui parut durer une éternité, les pleurs s’arrêtèrent, et la vague de tristesse qui l’avait étouffée s’éloigna aussi rapidement qu’elle était arrivée. Prête à explorer son nouvel environnement, elle s’avança à tâtons jusqu’aux portes battantes du bloc et les poussa avec des bras tremblants. Ses pieds nus caressèrent timidement le sol froid de l’hôpital et elle s’appuya contre un mur du couloir pour reprendre son souffle.
Sauf qu’elle n’était plus dans un hôpital.
— C’est quoi ce bordel, maintenant ? s’enquit-elle en découvrant une allée de miroirs et de portes, toutes aussi différentes les unes que les autres.
Des hommes et des femmes en costumes se hâtaient dans le couloir et ne lui adressèrent pas un seul regard, comme si elle était invisible. Les hommes tenaient une sacoche en cuir dans les mains et leurs cheveux courts étaient parfaitement coiffés avec du gel, tandis que les femmes portaient des lunettes strictes, un chignon serré et des talons hauts qui claquaient sur les dalles noires. Astrid les regarda faire des allées et venues, un air estomaqué figé sur le visage. Elle était où exactement ? Et si c’était un rêve, depuis quand avait-elle une imagination pareille ? Finalement, une femme, plus petite que les autres, se posta en face d’elle et arqua un sourcil.
— Votre nom, jeune fille ?
Astrid l’étudia comme elle venait d’une autre planète. Ce qui, soyons honnêtes, était peut-être le cas. La femme lui rappelait une espèce de serpents particulièrement venimeux qu’elle avait eu la chance de voir au zoo lorsqu’elle avait huit ans. Elle possédait le même air dans le regard et sa monture de lunettes à écailles ne lui rendait pas vraiment service.
— Votre nom ? répéta la femme avec froideur.
L’adolescente secoua la tête.
— Je suis où exactement ? réussit à bredouiller la jeune fille.
La femme marqua une seconde de surprise.
— Vous n’avez pas reçu le briefing ? Vous êtes dans l’entre-deux mondes, en attente de votre procès.
— Un briefing ? Un procès ? Vous vous foutez de moi ? s’emporta Astrid en se sentant bouillonner intérieurement.
— Non.
— Et qu’est-ce que j’ai fait exactement pour mériter un procès ?
La femme la toisa avec froideur.
— C’est bien ça le problème. Vous êtes morte sans avoir accompli quoi que ce soit. Cet endroit est pour les âmes en peine telles que vous, neutres, ou fades, choisissez l’adjectif qui vous fait sentir le mieux, afin de déterminer ou vous méritez d’aller.
— Dans le genre, en Enfer ou au Paradis ? ricana l’adolescente en sentant une boule de d’angoisse grossir dans sa poitrine.
— Dans le genre oui, même si aujourd’hui nous les appelons différemment. Vous les humains, vous pouvez être si manichéens. L’Enfer, le Paradis, comme si c’était aussi facile.
— Vous vous foutez de ma gueule ?
— Non, répéta la femme en croisant les bras. Mais par contre je n’aime pas perdre mon temps. Vous êtes ?
— Astrid Longdubar, rétorqua l’adolescente sur un ton sec. Et je ne comprends toujours pas comment je suis arrivée là.
— Ne pas comprendre et ne pas vouloir comprendre sont deux choses totalement distinctes ma chère Astrid, dit la femme en faisant glisser son doigt sur un dossier. Vous, en l’occurrence, faites clairement preuve de mauvaise foi. Ah ! Je vous ai trouvé, annonça-t-elle en stoppant son doigt sur une ligne du dossier qu’elle tenait dans ses mains. Suivez-moi, je vais vous emmener dans le hall principal avec les autres. N’ayez crainte, c’est la procédure standard.
« N’ayez-crainte », songea Astrid en serrant les dents. « Elle s’entend l’autre folle ? Je vais lui faire ravaler son chignon si elle continue de me parler sur ce ton ». Elle la suivit pourtant à contrecœur sans un mot, à l’aveuglette. Elle ne savait rien du voyage qui l’avait conduit jusqu’ici, mais une chose était sûre, elle ne s’arrêterait pas avant le terminus.

Super texte! L'idée est bonne et on s'attache facilement à Astrid, ça donne envie de connaître la suite!

Joli texte ! Tu as un style très agréable c'est super fluide à lire j'aime beaucoup Partie comme ça j'aurais bien continué à suivre Astrid dans son périple. C'est à la fois poignant, un peu drôle aussi parce que ton héroïne garde un caractère bien trempé, et intriguant surtout. Bravo à toi

J'ai beaucoup aimé ce texte ! Astrid est très humaine, dans le sens où elle est à la fois une ado rebelle avec du répondant, et en même temps elle a des regrets (pour avoir été grossière avec sa mère), et elle est très effrayée. C'est facile de s'identifier à elle.
Bravo pour cette histoire !

Merci beaucoup pour vos retours!

Hello ! Bravo pour ton texte, il est vraiment super et bien écrit ! J'ai beaucoup aimé !
Je pense que le texte commence très bien, mais j'ai l'impression que tes phrases font sensiblement la même taille dans le premier paragraphe et je trouve que ça coince un peu au niveau du rythme.
Après j'ai été emportée par l'histoire, mais du coup j'ai été très surprise lorsqu'elle s'est rapidement remise de ses émotions (beaucoup trop rapidement je pense) et qu'elle commence à explorer.
Mais le texte est très intéressant, bravo encore et merci pour ta participation !

Merci beaucoup Christelle pour ton retour!

Je n'avais pas remarqué au niveau du rythme du premier paragraphe, mais j'avoue qu'au début j'ai eu du mal à écrire, l'inspiration ne m'est venue qu'un peu plus tard alors ça doit se voir.

Pour ce qui est du très brusque changement d'état d'Astrid, j'aurais aimé le développer et rendre la transition moins abrupte, mais par manque de temps et pour exploiter certaines de mes idées, j'ai dû passer rapidement à autre chose et j'avoue que ça fait bizarre. Si c'était un roman j'aurais beaucoup plus travaillé sur la fluidité de cette transition qui, je l'avoue, peut en surprendre plus d'un.

En tout cas merci encore d'avoir pris le temps de lire et de commenter, les ateliers d'écriture sont une super idée!!