La détermination de Ren

— Je sais me battre, insista Ren.

Olen étrécit les yeux, dos appuyé au dossier du fauteuil. Il se tenait droit malgré le poids de l’âge, et dévisageait son fils.
Comme il ne répondit pas, Ren lâcha un soupir agacé, faisant nerveusement courir les doigts sur la poignée de son couteau.

— Je peux y arriver, père.
Ce dernier secoua la tête.
— Non.
Ren s’avança d’un pas résolu devant lui.

Bien que l'obscurité enveloppe la pièce, elle ne l’empêchait pas pour autant de voir le visage grave de son père, ni même les cernes qui exacerbaient les rides sous ses yeux. Ren sentait ses muscles encore tendus, et surtout épuisés. Mais il était hors de question de céder cette fois encore. Hors de question de courber l’échine.
Non, son village valait mieux que ça.

Il ouvrit la bouche pour parler mais Olen leva une main.
— Tu nous as fait courir un grand risque cette nuit, dit-il d’une voix sèche. Combien d’innocents sont morts par ta faute ?

Une vive douleur perça la poitrine de Ren, et il s’obligea à baisser la tête afin de dissimuler la honte qui colorait ses joues.
— Combien sont-ils à avoir péri à cause de ta soif de vengeance imaginaire ?

La douleur se transforma en chaleur ardente. Haine et chagrin. Ren contracta les poings. Il aurait voulu répondre, se défendre, mais sa gorge – déjà nouée – scellait ses lèvres.
Le calme retomba dans la pièce. Les premières lueurs de l’aube s'infiltraient à travers les volets. Si seulement cette quiétude apparente pouvait durer…. Comment faire comprendre à son père que les villageois n’étaient rien d’autre que des pantins, des chiens à qui l’on ordonne de rester sage et d’obéir au risque de se prendre des coups de bâtons ?

— Je…, parvint à dire Ren. (Il releva la tête et adopta une posture plus digne. Celle d’un chef ; celui qu’il deviendrait.) L’honneur est une chose importante pour vous, n’est-ce pas ?
Olen ne répondit pas et se contentait de fixer son fils, mains posées sur les accoudoirs.
— Dans ce cas, poursuivit Ren d’un ton plus assuré, laissez-moi faire. Hier, ce n’était pas une erreur, c’était…
— Ce n’était pas une erreur ? le coupa Olen en se levant d’un bon.
Ren serra la mâchoire.

— Je me bats pour leur liberté, pour leur dignité. Combien de temps avant que nous soyons obligés de cacher nos réserves pour survivre ? Combien de temps avant qu’il ne nous reste plus que boue et paille comme maison ? Nous sommes l’un des villages les plus importants de la région, ou devrais-je plutôt dire, nous étions. Père, ne laissez pas ternir notre honneur, je vous en prie.

Olen lâcha un rire et bouscula Ren de l’épaule pour traverser la pièce.
Ren sentait son cou palpiter et la colère emplir sa poitrine. Il s’efforça de prendre une lente inspiration et se retourna. Son père souleva nonchalamment le pichet pour y verser maladroitement du vin dans son verre.

— Les gens qui ne possèdent pas l’honneur ne devraient pas avoir le droit de la mentionner, répondit-il enfin, portant le verre à ses lèvres.
Ren encaissa cette pique sans broncher et le rejoignit près de la table, bras croisés.
— Tu as foncé tête baissée comme un idiot dans l’escouade de soldats, poursuivit Olen.
— Je refusais qu’ils nous humilient une fois de plus !

Olen reposa lourdement le verre, qui vacilla dangereusement.

— Tu as contesté leur autorité, désobéi et tué ces hommes. Tu as embarqué tes amis là-dedans, trois d’entre eux sont sur le point de mourir. Et par-dessus tout… (Il ferma un instant les yeux, inspira vivement, puis les rouvrit en tapant du poing sur la table.) Osham... Osham t’a suivi ! Par tous les dieux, elle n’a que douze ans !

Je lui avais pourtant bien dit de ne pas me suivre, se dit Ren, confus et honteux. Il savait pourtant qu’elle ne l’écouterait pas, et l’avait donc fait courir un danger auquel elle avait échappé de justesse. Et pour ça, il ne se le pardonnerait jamais.

— Rien de tout ça ne serait arrivé si tu t’étais contenté de rester à ta place, tança Olen. Tu n’es pas prêt pour ces choses-là, et tu ne le seras jamais.

Ren fulminait, et commença à faire les cent pas sur le sol sableux. Il avait l’habitude de se disputer avec son père, et avait espéré changer les choses grâce à son acte de la veille. Il s’en était convaincu. La réalité le frappa en plein visage, aussi douloureuse qu’un coup de poing.

Olen marmonna de mécontentement et se dirigea vers la porte.
— J’ai été patient, dit-il, main sur la poignée. J’ai nettoyé derrière toi, convaincu les autres que tu traversais une période difficile. Mais la vérité, c’est qu’ils ont peur de toi. Peur de tes impulsions stupides qui les mettent en danger.

Ren sentait son courage et sa détermination s’effacer. Elles laissaient remonter ses inquiétudes, ses faiblesses et ses incertitudes. Des émotions qu’il avait réussi à faire disparaître au profit de son désir d’indépendance.
Espèce d’imbécile, se maudit-il en détournant le regard. Tu croyais vraiment y arriver ? Mener ta petite révolte contre tout un système ? Ses yeux se mirent à picoter tandis qu’il tentait de retenir ses larmes.

— Nous en reparlerons, prévint Olen en ouvrant la porte, ce qui laissa entrer la lumière rosée du matin et l'odeur fraîche d'une fine pluie.

Il quitta la pièce sans ajouter un mot, laissant l’obscurité retomber sur Ren.
Maintenant seul, il laissa ses larmes couler.
Avoir mis en danger sa cousine était peut-être ce qui lui faisait regretter son acte insensé, mais Ren refusait de croire que tout ça n’avait servi à rien. Il essuya sa joue du revers de sa manche et plongea une main dans sa poche. Il en tira le médaillon de Seth.

Je continuerai, songea Ren en passant les doigts sur les reliefs du médaillon, j’y arriverai. Et je finirai par gagner l’indépendance de mon village.