A la poursuite de Sigven

Ascledar retroussa le nez en poussant la porte de l’auberge. Une odeur de moisissure se mélangeait aux relents de transpiration humaine. L’Ouest du pays regorgeait de ces tripots miteux où la populace venaient s’imbiber la panse après la journée de labeur. La fange souillait jusqu’aux lames du parquet et il mesura ses pas. Ses bottes valaient sans doute plus que l’établissement lui-même. Maudit sois-tu Sigven de m’avoir entraîné jusqu’ici.

Accoudés au comptoir, quelques clients se retournèrent pour le dévisager. Le crépuscule brouillait à peine le ciel, mais leurs visages étaient déjà bouffis par l’alcool. Une barbe hirsute recouvrait leur menton et leurs yeux sombres se noyaient sous d’épais sourcils. Ils empestaient d’ici. Leurs frusques n’avaient pas dû être changées depuis des semaines ; pour peu qu’elles eussent été changées un jour. Ascledar grimaça de dégoût et réajusta le col de son manteau de brocart. Ces miséreux ne devaient pas avoir l’habitude de voir un homme comme lui ici.

Il posa son arbalète bien en évidence, puis se laissa tomber sur un fauteuil. Il étira ses jambes sur la table basse. Le cuir de ses bottes rutilait sous la lumière faiblarde des lampes à huile. Il attrapa une pièce d’or dans sa bourse et la fit danser entre ses doigts.

–   La meilleure bière de la maison, tavernier ! Pas le truc
coupé à la pisse que tu refiles aux habitués.

Le vieil homme interrompit son bavardage avec les clients et jaugea son attirail ; sans doute plus de couteaux et de poignards qu’il n’en possédait dans sa propre cuisine.

–  Hedda, sert une chope de Helmerbung à ce m’sieur.

Une jeune femme essuyait les tables dans un coin de la pièce. Un sourire s’étira sur le visage d’Ascledar. Elle était aussi délicieuse que l’endroit était repoussant. Il suivit l’ondulation de ses hanches alors qu’elle rejoignait le comptoir. Elle revint bientôt avec une chope mousseuse qu’elle déposa sur la table basse en lui offrant une vue plongeante sur son décolleté. Il avait fait le bon choix en s’asseyant ici.

–  Merci, ma jolie, dit-il avec un sourire enjôleur.

Il effleura sa main tandis qu’elle récupérait la pièce, mais elle l’ignora et retourna vers le comptoir. Ascledar n’en perdit pas une miette. Un cul pareil, ça serait un crime de me priver !

Alors qu’il ingurgitait la bière infâme, le tavernier contourna le bar et se planta devant lui, les deux mains sur les hanches.

–  Qu’est-ce qu’un homme com’ vous viens faire dans le coin ? grogna-t-il en considérant l’insigne qui ornait sa poitrine.
–  Les affaires, mon brave. Je traque un brigand nommé Sigven. Sa tête vaut son pesant d’or, croyez-moi. Pourtant sa réputation est exagérée, ce rat se cache derrière un masque par peur d’être reconnu et il me fuit depuis presque un mois.
–  J’ai entendu parler d’ce gars-là, parait qui sévit dans tout l’Ouest. Mais de c’que j’sais, il a pas fait parler de lui ici d’puis un certain temps.

Ascledar soupira. C’étaient les informations des gardes qui l’avaient conduit jusqu’ici. Ces bons à rien ne valaient pas mieux que les paysans avec deux pois dans le crâne.

–  Vous avez des chambres pour la nuit ?
–  Pour peu qu’ça convienne à quelqu’un com’ vous.

Ascledar engloutit le reste de la chope d’une traite. Infecte.

–  Votre chambre ira pour la nuit, vous dormirez dans l’une de celles que vous réservez aux clients.

Le tavernier renifla et ses yeux glissèrent sur l’arbalète.

–  V’nez avec moi.

Il partit chercher sa clé derrière le comptoir et Ascledar le suivit. La jeune femme essuyait des assiettes avec un torchon graisseux. Sa crinière rousse ondulait sur son dos comme des serpents de feu. Il sentit son corps s’enflammer. Après un tel voyage, il n’était pas contre un peu de compagnie. Il s’accouda sur le comptoir et prit une moue charmeuse en glissant deux pièces d’or jusqu’à elle. Elle le gratifia enfin d’un regard ; un regard désabusé, mais nullement offusqué. Une jolie fille dans un bouge pareil, ça ne devait pas être la première fois qu’on lui proposait une rallonge de service. Et vu la moyenne des types du coin, il lui faisait une fleur.

Le tavernier s’éclaircit la gorge et bomba le torse. Ascledar ajouta une pièce supplémentaire. L’homme les rangea dans son tablier et d’un coup de menton, il indiqua à la fille de le suivre.

La chambre était aussi miteuse que le reste : les draps étaient tachés et la tapisserie déchirée, mais l’odeur était moins persistante que dans la salle. Ça irait pour la nuit. Il n’avait aucune envie de reprendre la route maintenant. Ascledar déposa son manteau sur le fauteuil et se défit de son paquetage. Il s’allongea sur le matelas et détailla la fille de haut en bas. Le visage absent, elle vint s’assoir sur le bord du lit. Il l’attrapa par les hanches et plongea son nez dans sa chevelure.

La chaleur lui montait à la tête. L’excitation pulsait dans son corps, mais pas seulement. Peut-être était-ce cet alcool de mauvaise facture ou la fatigue du voyage ? Sa vue se brouilla. La rumeur de l’auberge bourdonnait à ses oreilles.


Quand Ascledar se réveilla, l’aube nimbait les boiseries de reflets mordorés. Il se massa les tempes, hagard. La soif rappait sa gorge comme un vieux plastron de cuir. Il était seul dans le lit. Et il était nu. La soirée avait dû être agréable. Pourtant, il ne se souvenait de rien.

Il tâtonna sur la table de nuit à la recherche de sa montre. Rien. Son manteau n’était plus sur le fauteuil. Il bondit du lit et retourna la pièce. Sa bourse, ses armes, son insigne, toutes ses affaires avaient disparu !

Il déboula dans la salle comme un ours enragé. Les chaises étaient aussi désordonnées que la veille et des chopes gisaient sur le comptoir. Où est-ce putain de tavernier ? Il fit volte-face et ouvrit une à une les portes de l’auberge. Vide. Vide. Vide. Dans la dernière chambre, un homme et sa femme avaient été ligotés et bâillonnés. Tous deux couinaient comme des rats, leurs yeux fous de panique. Ascledar arracha le bâillon à l’homme.

–   Où sont mes affaires ? hurla-t-il.
–   Je ne sais pas m’sieur... Ces brigands, ils sont arrivés dans mon auberge hier en fin d’après-midi et ils nous ont attachés ici, pleurnicha l’homme.

Ascledar ne voulait pas entendre un gémissement de plus. Il s’élança à nouveau dans la salle, ivre de rage. Il remarqua alors un morceau de parchemin laissé sur la table basse. Une écriture fine indiquait : « Merci, mon joli. Sigven ».

Ascledar poussa un rugissement qui fit trembler les murs. La garce !