Un esprit troublé dans un corps âgé

Un esprit troublé dans un corps âgé

— Bonjour Madame, c’est l’infirmière de l’EHPAD qui prend en soin votre grand-père. Je vous appelle parce que son état s’est aggravé. Est-ce que vous avez la possibilité de venir le voir ce matin ? Il a besoin d’être entouré et il réclame votre présence.

— Oui, bien sûr, je vais passer dès que possible.

Mon grand-père va mourir. Mais à mes yeux, il est déjà parti. Je me remémore sa présence chaleureuse et réconfortante. Il a été là pour moi dans tellement de moments difficiles. Je n’ai pas le droit de l’abandonner seul face à la mort.

La maladie d’Alzheimer a dérobé ses souvenirs il y a des années. Lors de mes visites j’aperçois l’homme qu’il a été. Son corps est semblable, mais ses yeux sont vides. Il ne me reconnait pas, ce n’est plus mon papi. Je n’arrive pas à lui parler et un sentiment de malaise s’installe. Face à face, tels deux étrangers s’observant, se remémorant un sentiment de déjà vu tout au plus.

L’équipe soignante fait de son mieux pour nous rapprocher. Une fois, je lui ai donné à manger et il m’a mordu. Une autre fois, alors qu’il chantait avec une aide-soignante, dans un accès de colère, il m’a donné un coup de poing en plein visage. Depuis j’ai honte, mais il me fait peur.

Je tape le code du sas menant à l’unité Alzheimer. Il est enfermé ici, comme un monstre en cage. Son cerveau incapable de retenir le code à quatre chiffres qui le sépare du monde extérieur.

Les aides-soignantes sont regroupées devant la porte de sa chambre. Elles discutent à voix basses et certaines ont les larmes aux yeux. Elles veillent sur mon grand-père comme si c’était le leur. Mes yeux sont secs.

L’infirmière sort de la chambre et me repère à l’autre bout du couloir. Grande et mince avec son chignon serré, elle avance d’un pas souple. Ses yeux sont emplis de compassion et ses pensées défilent, choisissant avec soins les mots à employer pour m’annoncer la nouvelle. Il va mourir, je le sais bien. Mais il n’est plus lui-même depuis si longtemps. Je ne sais même pas si je vais pleurer à la mort de son corps. C’est son esprit que j’aimais et qui m’aimait.

Installée dans le bureau de l’infirmière, elle m’explique ce qui va suivre.

— La santé de votre grand-père s’est considérablement dégradée pendant la nuit. Il fait de plus en plus de pauses respiratoires. Nous l’avons mis sous oxygène, il a une perfusion d’hydratation dans laquelle passe l’antidouleur ainsi qu’un traitement pour l’apaiser. Il ne m’a pas répondu lorsque je lui ai parlé ce matin. Mais il a dit votre prénom, je pense qu’il aimerait vous voir une dernière fois avant de partir. Je vais passer toutes les heures et mes collègues sont présents à tout instant si besoin. N’hésitez pas, je vous ai préparé un plateau petit déjeuner, il est dans sa chambre.

— Merci.

Je ne sais pas quoi ajouter, je suis désemparée par sa gentillesse. Elle n’a pas besoin d’être aussi précautionneuse. D’ailleurs, il a vraiment demandé à me voir ? Elle doit dire ça pour me réconforter.

Je m’apprête à entrer dans la chambre, mais reste figée sur le seuil de la porte. Allongé dans son lit, les draps et la couette ne cachent pas sa cachexie. Son teint est pâle, son crâne dégarni laisse apparaitre ses veines. Allongé en position demi-assise, la tête penchée vers l’arrière, il a la bouche ouverte. Il ne respire pas. Il ne m’a pas attendu pour mourir. Je me retourne pour appeler l’infirmière, soudain il prend une profonde inspiration comme s’il venait de sortir de l’eau.

Je m’approche de lui et m’assois sur la chaise intentionnellement placée à ses côtés. Ses traits sont tirés et sa respiration est irrégulière. Il ne réagit pas.

Je regarde le petit-déjeuner, et commence à boire le café. Une gorgée et j’ai envie de vomir. Mon estomac fait des siennes. Ma gorge est si serrée que même l’air a du mal à passer.

Une nouvelle pause respiratoire. Je compte les secondes : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et il inspire, son corps pris de tremblements. Je prends sa main dans les miennes et il cligne des yeux.

— Papi, c’est Louise, ta petite-fille. Je vais rester avec toi aujourd’hui. L’infirmière dit que tu ne vas pas bien. Mais elle peut augmenter les antidouleurs si tu as besoin. Il faut juste me le dire et je vais la chercher.

Sa tête se tourne vers moi, lentement. Son visage est si creusé, sa bouche est sèche, pleine de croutes malgré les soins de l’équipe. Mais ses yeux… Ses yeux sont de nouveau animés par l’étincelle de son esprit. Il est là, mon papi est revenu.

— Louise ? Tu es là ?

Je comprends qu’il ne me voit pas. Je serre sa main dans la mienne et mets mon autre main contre son visage.

— Oui papi, je suis juste là.

—Et ta maman, elle est là ?

Je rigole nerveusement. Maman est morte, mais il a juste oublié.

— Elle est au travail, elle n’a pas pu se libérer, mais elle pense fort à toi.

Il sourit et me regarde droit dans les yeux.

— Merci d’être venue Loulou, tu as beaucoup grandi depuis la dernière fois. Je t’aime ma petite.

Sa main se contracte dans la mienne et sa respiration se stoppe. Je compte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, et il inspire profondément.

Les pauses respiratoires se rapprochent et se prolonge. Sa peau devient de plus en plus froide. Ses doigts se colorent de bleus. Sa peau se pare de marbrures.

Les soignants défilent dans la chambre, discrets comme des ombres. Le médecin passe et me fait ses condoléances. J’ai envie de lui rétorquer que mon grand-père n’est pas encore mort, qu’aujourd’hui au contraire : je l’ai retrouvé.

C’est l’après-midi, je n’ai rien réussi à avaler depuis hier soir. Les heures s’étirent et les pauses respiratoires deviennent un enfer. Je suis penchée au-dessus de lui à compter les secondes. J’attends sa mort comme la faucheuse.

Je compte à nouveau 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15… une nouvelle inspiration, plus légère, presque libératrice. Son dernier souffle. Son corps se fige, le temps s’arrête. Mes larmes coulent. Partagée entre soulagement et tristesse éternelle. Mon grand-père est mort.