La painpauté
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lupinae
lupinae
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Date d'inscription : 07/10/2021
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Localisation : Basse Normandie

Comme un loup dans la neige Empty Comme un loup dans la neige

Lun 4 Avr - 11:32
Pour une lecture plus agréable pour les yeux, je vous invite à vous rendre sur ce lien :
https://charlenevukhar.wixsite.com/coeurdelouve/les-loups

Merci par avance si vous lisez ce texte moyen !



    Il était mort.
   Ce n’était ni par le froid, ni la maladie, ni encore la rare vieillesse, qui se composait finalement des deux premiers. Il était mort de bravoure.
   Ses yeux n’étaient pas fermés et il cherchait encore à se relever que ma fille partait déjà avec le reste du groupe à sa tête. Une foule de prétendants sur ses traces cherchaient à la séduire pour prendre la place vacante de chef. Ils se battraient, tous, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un, désormais sans peur alors que le plus fort s’en allait.
   Ses yeux bruns et profonds me regardaient avec crainte, et dans leur miroir, je ne voyais que ma propre impuissance. La plaie était trop profonde. Le sang imbibait la neige en un petit lac rouge sur lequel il naviguait sans pagaie. Il n’était plus maître de sa destination, et je ne pouvais monter à bord de cette embarcation funéraire pour le rassurer.
   Alors je me couchai contre lui, lui partageant un peu de ma chaleur pour compenser celle qui la quittait et dont il n’aurait prochainement plus besoin. Je le sentais essayer de se coller à moi, et je me rapprochai. Nos fourrures se mêlèrent, tissage de nuit et d’argent.
   Bien vite, il ne chercha plus à se remettre de bout, ni à bouger sa tête. Ses gémissements plaintifs se firent plus rares, puis disparurent. Contre moi, les vagues de sa respirations cessèrent, me laissant seule sur la terre ferme et gelée.
   Moi non plus, je n’arrivais plus à me lever.
   Il était mort.
* * *

  Emma se réveilla les larmes aux joues, comme souvent. Elle avait encore rêvé d’ours. Il n’y avait pour elle pire cauchemar. Leurs petits yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, leur démarche rude et pataude. Leurs griffes… Elle frissonna et se sentit mal un moment avant que les brumes de son rêve ne se dissipent complètement, emportant l’horrible vision avec elles. La jeune femme se redressa dans son lit et frotta son visage. Elle resta assise dans ses draps quelques minutes, le regard dans le vague.
   Au-delà de ses fenêtres, une aube où guerroyaient rouge, orange et rose se peignait sur un horizon déformé par la silhouette des montagnes alpines. Emma n’avait jamais besoin de réveil. Ses journées se rythmaient au fil de l’avancée du soleil, et jamais elle n’aurait eu l’idée de poser des rideaux pour se cacher de lui. Elle avait du temps avant de devoir se rendre à la réserve.
   Son chat miaula derrière la porte au moment même où Emma posait la main sur la poignée. Il ronronna en se frottant contre ses jambes pour lui dire bonjour, et elle lui répondit par son premier quart d’heure de caresses de la journée. Elle lui donna ensuite ce que Carbone lui réclamait vraiment : ses croquettes.
   Le chaton noir qu’elle avait été cherché suite à une petite annonce lui avait tout de suite fait pensé à du bois brûlé, avec ses petits reflets encore brun acajou sur le poitrail. Mais Bois Brûlé était trop long et charbon n’était pas à son goût. É come il carbone, avait lancé un de ses collègue animalier. Emma avait trouvé ça joli. Et en français, le carbone était ce qui constituait le diamant. C’était joli, plein de sens.
   On lui avait souvent demandé pourquoi elle n’avait pas pris de chien, compte tenu de son cadre de vie et de son métier. Son excuse était généralement que justement, ses protégés n’apprécieraient pas ce genre d’odeur et la fuiraient, et vice versa.
   La véritable raison ? Elle les craignaient. Mais ce qu’elle craignait par-dessus était ses congénères humains. Elle tolérait ses collègues par obligation, mais elle fuyait la moindre tentative de rapprochement. Aller boire un verre ensemble à la brasserie du village ? Non. Une randonnée dans la poudreuse sur un week-end ? Non. Ils la prenaient pour une pimbêche, et tant pis. C’était plus crédible que de leur dire j’ai peur de vous ou votre présence me met mal à l’aise sans aucune raison.
   Emma s’habilla en hâte pour aller retrouver ceux qu’elle considérait davantage comme ses congénères. En passant devant le miroir de l’entrée, elle eut un dernier regard fugace pour ses yeux clairs et argentés.
* * *

    Je restai longtemps près de son corps froid. Je ne voulais pas le quitter, mais mon instinct me faisait bien sentir que ce n’était plus la peine de rester. Bois Brûlé n’avait plus besoin de ma chaleur, et la glace de son corps finirait par s’étendre à moi.
   Je mourais de faim.
   Je maudissait cette bête de nous avoir volé ces deux vies : celle du cerf, et celle de mon amour. Nous n’avions pas mangé depuis longtemps, et cette fois-ci, notre chasse avait été réussie. Nous allions pouvoir festoyer. Nous d’abord, les autres ensuite. Rien ne se passa comme prévu.
   L’ours avait senti l’odeur du sang frais. Lui aussi avait faim au milieu de toutes ces terres enneigées et escarpées. Nous avons tenté de lutter en meute, les premières fois. Il reculait, grognant, mais pas suffisamment. Quand Lac Tranquille tenta de l’attaquer, il réchappa de justesse à un coup de griffe qui ne lacéra qu’un bout de cuisse. Ce fut le signal pour les autres de reculer.
   Pas Bois Brûlé. Notre chef avait achevé cette proie, devait donner à sa meute de quoi subsister, et cette chair fraîche était nôtre. Il assaillait l’ours dès que sa grosse masse velue approchait et qu’il fourrait sa truffe dans les entrailles fumantes du cerf, tournant sans arrêt autour de lui pour mordre et protéger sa proie. Le manège, ponctué des jappements encourageant ou apeurés des nôtres, se termina rapidement.
   L’énorme patte aux griffes acérées s’abattit sur le cou de Bois Brûlé avant qu’il ne puisse esquiver comme à son habitude. Le gémissement me secouait encore les oreilles. Débarrassé de la guêpe qui l’empêchait de profiter de son repas, l’ours planta ses dents dans la gorge du cerf et l’emporta avec lui.
   Les autres n’avaient pas cherché à le rattraper ni à chaparder un ultime morceau de viande.
   La meute avait attendu que je les suive, un moment. Puis ils avaient quitté les lieux sans un regard en arrière. Si Œil de Lune voulait rester et mourir avec son alpha, grand bien lui fasse. C’était la loi de la nature : on ne pouvait se permettre d’attendre ni les retardataires ni les blessés. Je pensai une seconde à Lac Tranquille avant de prendre ma place là où elle avait toujours été, près de Bois Brûlé.
   Un loup seul était un loup vulnérable. Ma meute m’avait bien enseigné l’art de la chasse, mais nous étions chaque fois en groupe, chacun avec un rôle bien distinct.
   Aujourd’hui débutait ma vie de solitaire. Du moins, c’est ce que je pensais.
***

    Jackson était toujours le premier à venir voir Emma quand elle approchait de la grande grille qui délimitait la réserve et ses milliers d’hectares. Le jeune loup la connaissait depuis sa naissance, exactement comme sa mère. La plupart du temps, cela ennuyait Emma. Jackson était trop proche des hommes, il n’avait pas appris à s’en méfier comme cela aurait dû. Les autres n’étaient pas des plus craintifs à l’égard des gardes animaliers, mais voir ainsi passer les mêmes personnes constamment créait une habitude dans laquelle ils se complaisaient. Ils approchaient un peu plus, parfois, quand des membres de la meutes semblaient prendre plaisir à la présence humaine jusqu’à la réclamer.
   Emma laissa le louvard lui lécher la main et se frotter contre elle à travers le haut grillage. Aucun garde ne nourrissait les animaux. Ils devaient rester sauvages, continuer de savoir chasser seuls. Un jour, peut-être, ces loups seraient transférés dans d’autres contrées pour repeupler ladite région. Ils devaient savoir survivre sans l’homme et loin de ses dégâts.
   Un peu comme Emma.
   Elle vérifia la position GPS de chacun de ses protégés, accroupie près de Jackson. Tout le monde était là, tous plus ou moins en mouvement. Le gros de la meute se cachait sous le couvert des arbres pendant que d’autres, comme Jackson, se doraient la fourrure sous le soleil hivernal, profitant de l’absence de vent. Emma voyait leur corps gris au loin, petites perles de culture fleurissantes dans les hautes herbes du vallon. Seule Ébène se démarquait avec son dos noir.
   Emma sourit. Tout le monde allait bien. Elle remit son gant, mais au moment de ranger son téléphone dans la poche de sa doudoune, l’appareil lui échappa et tomba face sont terre. Elle jura. En le ramassant, elle découvrit un écran fissuré avec un épicentre blanchâtre cerné de liquide noir. Fichu.
   Ce n’était pas tant la perte du téléphone qui la chagrinait. Non, ce qui l’ennuyait le plus, c’était qu’elle allait devoir en racheter un nouveau. Le prix n’était pas un problème, non.
   Mais devoir se rendre dans la grande ville, oui.
***

    Mes louveteaux naquirent la lune suivante. Ils étaient cinq, dont un mort-né. Les quatre autres étaient de robustes petites créatures à l’appétit vorace. J’aurais aimé pouvoir leur fournir plus de lait, mais moi-même n’était guère bien nourrie. Mulots et lapins n’avaient rien de très rassasiant quand toute ma vie je m’étais repue de gros gibier jusqu’à satiété.
   Je ne savais quel avenir j’allais pouvoir donner à mes enfants. Survivraient-ils ? L’hiver frapperait à notre porte d’ici peu, recouvrant tout d’une neige poudreuse plus épaisse encore, enfermant les marmottes sous terre, chassant les cerfs ailleurs à la recherche de nourriture. Les petits ne pourraient pas suivre cette migration rapide, pas avec d’aussi petites pattes. Je devais m’éloigner de plus en plus à chaque fois, les laissant seuls parfois toute une journée, et souvent bredouille.
   Les lynx rôdaient. Même un blaireau constituait une menace pour eux. Queue Tordue était déjà beaucoup trop téméraire, cela allait devenir dangereux pour lui s’il continuait à pointer le bout de son museau dehors sans ma présence.
   Je les avais condamnés.
   C’est avec cette pensée que je revins à la tanière avec un lièvres entre les dents. Ce que je craignais se réalisa : Queue Tordue manquait à l’appel. J’avais beau hurler, appeler, je ne reçus aucune réponse. Je laissai mes trois derniers petits se partager la proie avec avidité. Le lait ne leur suffisait plus, et j’eus honte de moi en songeant qu’ils auraient plus de chance en nombre réduit. Je repartis en chasse immédiatement.
   Les lièvres étaient facilement repérables sur la neige blanche. Il suffisait d’attendre qu’ils reviennent près des fourrés et de se propulser le moment venu. Cependant, la faim me tordait le ventre, et je n’avais pas envie d’attendre. Je bondis, animée de mon ultime vitalité. Mais autre chose avait eu la même idée que moi. Je ne vis le lynx que trop tard, et au lieu de se concentrer sur le lièvre en fuite, il se jeta sur moi, mécontent qu’un autre prédateur charge la proie qui lui revenait.
   Je luttai comme je pus, mais ses griffes et ses crocs se plantèrent dans mon épaule et déchiquetèrent ma patte avant que je parvienne à prendre la fuite, la queue entre les pattes. Je m’arrêtai un instant pour reprendre quelques forces. J’avais laissé mes louveteaux seuls bien trop longtemps déjà.
   Le retour jusqu’à la tanière fut un véritable calvaire, et une fois à l’intérieur, je m’écroulai. Les jours qui suivirent, je ne parvins pas à ma relever. La faim me rongeait de l’intérieur, ma patte et mon épaule pulsait, douloureusement, imprégnant mon organisme de cette puanteur qui se dégageait des plaies. Les petits se serraient contre moi, quémandant une nourriture que je ne pouvais leur donner. Que je ne pourrai plus leur donner.
   En fermant les yeux, je pensais à Bois Brûlé, à tous les efforts qu’il avait toujours faits pour nous jusqu’à son dernier souffle.
***

    Emma n’aimait pas cette vilaine tache de vin qui teintait sa peau pâle de violet du poignet à l’épaule, jusque sur la naissance de sa poitrine. Elle la couvrit sous un pull épais. Il était temps de partir.

   En sortant du magasin avec son nouveau téléphone rutilant, ses yeux observèrent machinalement tout ce qui envahissait l’espace : les gens, les plantes, les chiens, les immeubles, les pigeons, les bancs… Le banc.
   Un homme était assis dessus, les jambes croisés et un livre dans les mains. Il faisait agréablement tiède aujourd’hui, et le bougre se promenait en t-shirt. Sa tête penchée lui offrait une vue directe sur sa tignasse noire. Une tâche de vin s’étalait dans son cou et plongeait sous son vêtement vers son torse. Aimantée, Emma s’approcha pas à pas, sourcils froncés. Une impression de déjà-vu la submergea. Où avait-elle bien pu voir cet homme ? Dans quel contexte, elle qui ne sortait jamais de son trou ?
   Se sentant certainement épié, le jeune homme leva les yeux directement sur elle. Ses yeux bruns profonds la saisirent à la gorge sans aucune raison rationnelle. Elle sentit les larmes lui piquer le nez et les yeux. Quelle idiote. Elle voulut détourner la tête, s’en sentit incapable. Le jeune homme semblait baigner dans une même situation.
   Il se leva, referma son livre qu’il laissa sur le banc et approcha d’Emma. Ni trop près ni trop loin, il la scruta.
   — Vos yeux…, dit-il en guise de présentation. Je les ai déjà vus quelque part. Nous sommes nous déjà rencontrés ?
   — Je n’en sais rien, répondit Emma, à qui une larme échappa. Je…
   — Œil de Lune, souffla-t-il comme pour lui-même.
   — Bois Brûlé, fis-je écho.
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