Mauvaise soirée

Bien sûr, je n’étais pas le premier à m’être perdu dans ce coin désolé, et tous les visiteurs de ce motel miteux avaient eu la même idée avant moi, à savoir celle d’emprunter les cartes disponibles à l’accueil, et arracher les pages correspondant à la région.
Je grognai dans mon lit en rejetant vers mes pieds le cinquième et dernier bouquin inutile, puis me laissai tomber en arrière pour étudier les tâches d’humidité sur le plafond jauni. Je tâtai le matelas à mes côtés, et mes mains se refermèrent sur mon smartphone que je levai devant mon visage : Toujours pas de réseau, 12% de batterie. Cela faisait pourtant deux heures que je l’avais branché, et la prise fonctionnait ! Je m’en étais assuré en y testant la lampe de chevet ! Finalement, je décidai de l’éteindre pour la nuit.
J’hésitais franchement à me glisser sous la couette : l’odeur du tissu ne m’inspirait pas confiance.
Soudain, un cri résonna dans le couloir. Je fronçais les sourcils : Le concierge m’avait pourtant annoncé que j’étais le seul client de la nuit, ce qui m’avait d’ailleurs donné le droit d’emprunter l’intégralité des cartes et ouvrages disponibles !
Curieux, je me levai et parti ouvrir la porte.
Il n’y avait absolument personne, ni d’un côté, ni de l’autre du couloir.
J’attendis quelques secondes que le vacarme reprenne et que je puisse en localiser la provenance, mais pas un son ne se fit entendre. Un mouvement bref attira toutefois mon attention sur la droite : Au bout du couloir, Une ombre venait de disparaître en grognant.
Je me raclai bruyamment la gorge pour signaler ma présence, puis appelai :
« Monsieur Steven ? »
C’était ainsi que le concierge s’était présenté.
Finalement, je récupérai les clefs de ma chambre et suivi le tapis miteux qui ornait la moquette salie, et se dirigeait vers la réception. Je vis plusieurs fois la silhouette que je poursuivais, et accélérai le pas, mais décidai finalement de me faire plus discret : Il y avait quelque chose d’étrange dans sa façon de se mouvoir : Ses pas étaient traînants, et elle émettait parfois un grognement bizarre que j’avais du mal à interpréter : Ce n’était pas de l’effort, ni de la douleur, ni de la rage, et certainement pas du plaisir…
Quand nous atteignîmes le bureau d’accueil, je me figeai d’effroi. Je savais maintenant d’où venaient les cris, et j’aurais préféré l’ignorer à jamais : Devant mes yeux, un homme entre deux âges se faisait arracher la gorge par les dents d’un autre. Derrière lui, une femme hurlait, les bras resserrés autour du corps d’un enfant que je devinais être son fils. Deux autres hommes tiraient ses vêtements ou ses cheveux pour lui faire lâcher prise. La silhouette que j’avais suivie se jeta dans la mêlée et parvint à tirer hors de l’étreinte de la mère paniquée le bras du gamin dans lequel elle mordit sauvagement.
Je distinguai, derrière le comptoir, une petite fille aussi terrifiée et paralysée que moi. Cette vision me donna le coup de fouet nécessaire pour réagir : A une vitesse que je n’aurais pas crue possible, je me jetais sur la gamine pour attraper sa main et la tirer vers moi.
J’avais été stupide : Evidemment, mon mouvement brutal ne passa pas inaperçu, et pour en rajouter, la petite hurla, surprise et probablement aussi effrayée par moi que par les types qui s’en prenaient à sa famille.
Les types ?
Les monstres, oui !
Ceux-ci levèrent leur tête vers moi, et je ne pris pas le temps d’examiner leur expression apathique avant de tirer la gamine derrière moi en lui hurlant de se courir. Une seule issue s’offrait à nous : Le parking.
Je courus aussi vite que possible. Encore une fois, la vigueur et la rapidité de mon corps me surprirent. La fillette trébucha derrière moi, et il ne me fallut qu’une seconde pour me retourner, la prendre dans mes bras et courir de nouveau. Un monstre en profita pour m’attraper, mais je parvins à m’échapper en lui balançant un bon coup de pied frontal dans le ventre.
Ce ne fut que lorsque nous fûmes à l’extérieur que je m’aperçus, à la lueur blafarde d’un néon clignotant, que la créature avait tout de même eu le temps de me mordre, moi aussi. La plaie était hideuse, déjà suppurante. Mes veines étaient visibles, pulsaient, et j’avais l’impression que mon bras me brûlait de l’intérieur.
La gamine sanglotait dans mon cou, et je marmonnai des paroles réconfortantes sans trop y croire. Et puis je vis un nouveau mouvement du coin de l’œil : D’autres silhouettes approchaient sur le parking, aussi malhabiles que celle que j’avais suivie dans les couloirs.
Une brusque envie de lâcher la petite et de filer à ma voiture me prit, mais je me refreinai.
Je la reposais par terre, lui fit signe, d’un doigt sur mes lèvres, de se taire, puis lui désignai les monstres qui approchaient. Elle sembla comprendre le danger, puisque ses gémissements cessèrent dans un hoquet, sans que le flot de ses larmes ne se tarisse.
Aussi silencieux que des souris, nous nous faufilâmes dans l’ombre pour accéder à mon véhicule.
Je pris à nouveau la gamine dans mes bras avant de déverrouiller la portière, de m’engouffrer dans l’habitacle que je refermai immédiatement, et de faire rugir le moteur alors que la petite était encore à moitié sur mes genoux. Je vis les silhouettes se retourner vers nous, et quelques-unes, plus athlétiques que les autres, se précipitèrent dans notre direction. Aucune n’eut le temps de nous atteindre : Je roulais, pied au plancher, droit devant moi.
La fillette parvint tant bien que mal à quitter mes jambes pour rejoindre le siège passager où elle s’assit parfaitement avant de mettre sagement sa ceinture de sécurité. Je ricanai malgré moi : Cette prudence semblait peu appropriée à la situation.
Je baissais brièvement les yeux sur la blessure ornant mon bras : La plaie suppurait toujours. Mes veines semblaient avoir doublé de volume, et pulsaient jusque sous la manche de mon t-shirt.
« Ça va aller, marmonnai-je à la fillette. Tu n’as pas été blessée, n’est-ce pas ? Tu n’as mal nulle part ? »
Elle renifla et répondit en secouant la tête de droite à gauche.
« On va… hésitai-je. On va trouver de l’aide. On va forcément tomber sur des gens, et… »
Je réalisais que ce n’était pas elle que je tentai de rassurer, mais moi-même. Une terrible migraine commençait à poindre. Ma gorge me brulait, mon souffle était rauque, j’avais de plus en plus de mal à articuler, mais je m’efforçai de continuer à parler, pour ne pas sombrer dans la folie :
« Je pense… Je pense qu’il s’agit juste de… Tu sais, avec les… Tout ça. Dans la région. Et bien-sûr, on… »
Je grognais la fin de ma phrase, ne sachant pas trop ce que je pouvais déballer à cette fille pour qu’elle reprenne du poil de la bête.
Je lui jetais un coup d’œil, et vis qu’elle me fixait. Son expression pleurnicheuse avait laissé place à une espèce de lassitude défaitiste peu adaptée à une enfant de son âge.
Je grognais de nouveau, agacé par son comportement, et levai le regard vers le rétroviseur. Mon visage était cireux. Mes yeux rouges.
Je voulus lui dire que ce n’était rien, que j’étais simplement fatigué, mais seul un nouveau grognement s’éleva de ma poitrine.
Un nouveau reniflement s’éleva de son côté.
Je savais cependant comment lui faire oublier la peur et la peine d’avoir perdu les siens.
Il suffisait de la manger.

Hello !
Bravo pour ton texte ! Je l'ai trouvé très chouette, il est bien écrit et vraiment plaisant à lire.
J'ai regretté de ne pas sentir de montée en tension (même légère) avant d'arriver dans le hall, ni d'émotion alors que la famille se faisait massacrer. Mais la fuite est très bien !

Bravo à toi !