L'annonce tant redoutée

Un tambourinement m’arrache au sommeil. Je me redresse, les yeux exorbités. Je peux les sentir. L’effluve de mort rampe sous la porte, tente de m’étrangler. Je devine parfaitement leur mine sombre, les mots qu’ils soufflent avec gêne, leur regard fuyant. Une crainte confirmée.

Mes doigts se rétractent sur les draps. Mon pouls bat dans ma gorge à tel point qu’il pourrait atteindre la porte, éliminant ceux qui se tiennent dans ma cour.
Les coups redoublent sous mon inertie. Je tressaille, le visage tiré par une main invisible. Une sueur froide coule le long de mon échine et pourtant, je ne bronche pas, anesthésiée par l’angoisse.

Il vaut mieux vivre dans un simulacre que d’avaler la pilule de la vérité.

— Leonora Dufour ? C’est la Police !

Un sourire nerveux gratte la surface de mon épiderme. Je passe une main sur mon visage, entreprends de retirer ce masque social. Un coup d’œil sur mon réveil. À trois heures du matin, personne n’a besoin de se revêtir de son armure.

Fébrile, je sors de ma coquille, les jambes ballantes sur le coin du lit. Mes voûtes plantaires entrent en contact avec le carrelage. Un frisson escalade mon corps, tel un serpent le long d’un tronc. Je me statufie, les larmes grignotent mes yeux, dégringole sur mes joues creusées.

Un nouveau coup contre le bois. Un sursaut ébranlant toutes mes inquiétudes. Elles s’éparpillent sur le sol, rampent jusqu’au-devant de la porte d’entrée. La vérité se cache derrière le battant.

La vérité vaut tous les mensonges du monde, me répétait-il.

Le mensonge n’est pas seulement un moyen d’être malhonnête ; plutôt de se cacher derrière une peur révérencielle, une porte préventive.

— Leonora, nous avons des nouvelles concernant votre époux !

Vivre sans lui ou vivre sans un bruit ? C’est la question qui m’a animé ces quatre dernières semaines. On pense à tort que la crainte est une prison ; elle est pour moi une maman qui couve son nouveau-né. Je ne peux vivre sans elle, à moins de mourir privée d’elle.

Tu es plus forte que tu ne le penses, ne cessait-il de me répéter.

Il m’a toujours vu opposée à ce que j’étais. Il était juste aussi terrifié que moi de comprendre l’étendu de mon angoisse de vivre. Vivre sans lui.

Une brise fraîche s’élève dans mon studio, caresse ma nuque, me conduit au-devant de la porte. Métamorphosée en une feuille d’automne, je me retrouve arrachée à l’unique branche qui soutenait mon existence. Je valse dans l’atmosphère, bute contre un tronc décapité, percute la terre avant qu’un passant m’écrase de sa semelle.

Le grincement de la porte me sort de ma léthargie. J’ai déjà vu cette scène un million de fois. Ce soir, c’est dans la réalité qu’elle se déroule.

— Bonsoir, Leonora. Désolé de vous déranger en pleine nuit. Nous avons des nouvelles…

— Entrez.

Les deux policiers baissent la tête et pénètrent dans mon refuge saccagé. Je referme la porte et vibre autant que le chambranle. L’unique source de lumière provient du réveil.

— Pouvez-vous allumer la lumière ?

Non. L’obscurité dans laquelle je vis est devenue ma lumière protectrice. Tout ce qui est caché est sécurisé. Pourtant, mes doigts crispés enclenchent l’interrupteur. Tout devient visible : leur mine défaite et leur uniforme serré au point d’étouffer le peu de vie qu’il reste.

— Installons-nous, si vous le voulez bien.

Pourquoi tant de formalités ? Installez-vous, c’est mieux pour ce que nous avons à vous annoncer !

Encore une fois, j’obtempère à contrecœur. Mes genoux claquent l’un contre l’autre, mes doigts se joignent dans une prière silencieuse et mes lèvres grelottantes se soudent.

— Nous avons retrouvé votre époux, entame-t-il, d’une voix basse.

Je note que son collègue n’a pas ouvert la bouche, par crainte ou par respect, seul son visage exprime la détresse que j’éprouve. Mon cœur bat la chamade, tente de se dégrafer de mon corps. Fuir, ne pas assister à ces révélations.

— Son corps a été retrouvé dans le sous-bois où…

— Nous avions l’habitude de nous promener, terminé-je à sa place, le regard dans le vague.

Le sous-bois de notre premier baiser. Un frisson divisé en deux émotions me saisit : l’amour et le désarroi.

— Je suis navré, votre époux a été retrouvé mort. Le légiste a confirmé une attaque à l’arme blanche. Il a succombé à ses blessures.

Je fonds en larme. Les images se matérialisent sous mes yeux. Mes sanglots se transforment en charabia avant d’atteindre le stade ultime : le cri par répétition. Puis un déchirement abdominal, taillant mes organes en morceaux. Un besoin de me lever, d’aller le chercher, de refuser d’y croire.

— Leonora, je suis sincèrement désolé.

Pour toute réponse, un hurlement capable d’agiter les murs. Je tombe à genoux, me recroqueville sur le carrelage gelé. Comme la mort, comme le corps sans vie de Marcus.

Le second policier se déplace, parvient jusqu'à moi. Sa main se pose sur mes cheveux, entame des caresses qui se veulent rassurantes. Un couinement quitte sa bouche.

— J’ai perdu ma mère dans un accident de voiture… Le conducteur était alcoolisé. Je comprends votre chagrin, je peux vous jurer que nous retrouverons le meurtrier.

Mes sanglots lui répondent. Ma position de fœtus lui confirme mon besoin de disparaître. Une douleur sans nom s’enracine dans mon estomac, plonge mon corps dans une semi-transe dont personne ne peut apaiser.
Mes sanglots se tarissent. Le silence reprend son droit et mes paupières gonflées s’entrouvrent. Ma vision se stabilise sur le second policier face à moi en position fœtale, les larmes baignent ses yeux attendrissants.