Joyeux anniversaire

Solenn versa la pâte dans le moule déjà chemisé. La cuisine embaumait le chocolat et le grand marnier qu’elle ajoutait toujours pour relever le goût. Elle racla le fond du bol avec sa cuillère et enfourna le plat pour quarante-cinq minutes. Après avoir mis tous les ustensiles dans le lave-vaisselle, elle se retint au dernier moment de se lécher les doigts. Mauvaise habitude. Elle essuya ses mains sur le torchon qui trainait et rangea soigneusement tous les ingrédients. Son mari adorait les gâteaux au chocolat et c’était un jour spécial. Voilà trois longues années qu’ils étaient mariés. S’en souvenait-il ? Les hommes n’avaient aucune mémoire de ce genre d’événement.
Soudain, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Solenn sursauta, elle n’attendait personne. Après avoir vérifié rapidement que sa cuisine était bien en ordre, elle alla ouvrir. Deux policiers se présentèrent, la mine sombre.
— Madame Duvreuil ?
Solenn hocha la tête et fronça les sourcils. Elle était une femme sans histoire, ordinaire. Pourquoi les forces de l’ordre venaient donc chez elle ?
— Nous sommes désolés Madame. Votre mari a été victime d’un grave accident de la route. Sa voiture a été percutée par un camion sur l’autoroute A6. Les pompiers ont tenté de le réanimer, sans succès. Monsieur Julien Duvreuil est décédé.
La femme regarda les policiers tour à tour. Ceux-ci la dévisageaient d’un air affligé. Petit à petit, elle réalisa ce qu’on venait de lui dire. Julien. Son mari. Mort.
Son visage se décomposa puis elle explosa en un rire hystérique qui effara les deux hommes.
— Madame Duvreuil ? Vous allez…
— Ce n’est pas possible ! Ca ne peut pas être vrai !
— Nous sommes sincèrement désolés. Nous avons retrouvé son permis de conduire sur lui. La photo correspond bien à l’homme mort dans l’accident.
Son rire s’éteint brutalement. Prise d’un tremblement irrépressible, Solenn tira sur ses manches et croisa ses bras sur sa poitrine.
— Il devait rentrer plus tôt du travail, réussit-elle à murmurer.
— Toutes nos condoléances Madame.
— C’était notre anniversaire de mariage aujourd’hui.
Sur ces derniers mots, sa voix se brisa. Les hommes de loi auraient tout donné pour pouvoir s’éloigner, ne pas avoir à subir la détresse de la jeune femme. Que pouvaient-ils faire ? Rien ne saurait effacer sa douleur. Les yeux de la veuve étaient maintenant embués de larmes, sa bouche tremblante. Ils savaient que les sanglots suivraient bientôt.
Brusquement, Solenn se jeta dans les bras de l’homme le plus proche. Celui-ci se raidit mais passa un bras dans le dos de la femme dont le corps tréssautait sous l’assaut de ses pleurs. Il échangea un regard désolé avec son coéquipier et attendit patiemment que la femme se reprenne.
Elle s’écarta finalement, les yeux bouffis, le nez rougi. Elle renifla discrètement et essuya la morve sur sa manche en s’excusant d’une voix frêle.
— Que va-t-il se passer maintenant ?
—Quand vous serez prête, vous devrez vous rendre à la morgue. Toutes les démarches vous seront expliquées là-bas. Quelqu’un pourra vous y conduire ou souhaitez-vous que l’on vous accompagne ?
Solenn leur assura qu’elle appellerait une amie et ils s’éloignèrent en lui exprimant une dernière fois leur sympathie.
La jeune femme referma la porte à clé et s’appuya contre le battant. Julien était mort. Quelle était la probabilité pour que ça arrive aujourd’hui ? Par quel hasard était-ce possible ?
En essuyant les larmes qui séchaient sur ses joues, elle alla dans sa cuisine, éteignit le four et sortit le gâteau à moitié cuit. A quoi bon ? Julien n’était plus là pour le manger. Elle ouvrit la poubelle et jeta le plat encore chaud en souriant. Mieux valait éviter un malencontreux accident. Le poison n’était destiné à personne d’autre.