Il a entendu les tambours d'Asmandra

- Les tambours… Vous entendez ça ! Les tambours d’Asmandra résonnent ! On est sauvés !
Kal s’met à dévaler la dune, lui qui avançait à quatre pattes comme un chien, y a même pas deux minutes. Qu’est-ce qu’il a entendu ? R’garde un peu l’horizon : y a rien, nada, nothing, nichts… Il hallucine le pauvre garçon ! S’il continue comme ça, dans deux putains de jours, on retrouve son putain d’cadavre grouillant d’putain d’bêtes venues boire son putain d’sang car y a pas une putain d’oasis dans les cent putain d’bornes à la putain d’ronde !
- Kal, on est encore à six jours de marche d’Asmandra ! On ne peut pas entendre la musique d’ici… Reviens, Kal !
Lucinda est bien brave de tenter d’le raisonner, ça j’peux vous l’dire ! C’est pas le premier à s’mettre à délirer d’la sorte, et les précédents sont partis trop loin… Tous.
- Lucinda, ça sert à rien, que j’lui lance. Il est d’jà mort !
- Palo… Sans Kal, on est foutus ! Il est le seul à pouvoir trouver notre chemin dans les étoiles. L’unique à lire la moindre variation du temps dans l’atmosphère, aussi brûlante soit-elle. Juste lui sait reconnaître les pas d’un animal dans un simple creux du sable. On doit le rattraper !
- M’enfin, Sostris ! Quoi que c’est qu’tu m’baragouines là ! T’as pas dis ça pour les autres, pourquoi tu t’inquiètes d’un seul coup pour ce gars-là ? Mais r’garde-le ! Il s’enfonce à chaque pas et il est pas fichu de relever son pied ! Y a des ravins de partout dans c’pays, s’il meurt pas d’soif dans l’heure, il s’éclate comme une pauvre p’tite merde en bas d’un d’ces trucs et c’est fini pour sa…
- Ferme-la Palo ! Sostris à raison : on peut remplacer un chasseur ou un porteur en s’adaptant un peu, mais un navigateur… C’est impossible. Donc tu la fermes et tu fonces le chercher ! On va tous le chercher, d’ailleurs !

J’dois avouer que sur c’coup-là, Lucinda elle m’a bien séché ! D’jà que j’étais pas bien humide au milieu de ce bordel brûlant où chaque grain d’sable veut ta peau, j’avais pas besoin de ça en plus ! Du coup, qu’est-ce qu’il est allé faire le bon vieux Palo ? Eh ben il a obéi, il a bouclé sa putain d’grande gueule et il est allé s’farcir les dunes comme un bon p’tit soldat ! Mais c’est qu’il court vite le Kal ! C’est un croisé guépard ce truc, c’est pas possible autrement ! Deux minutes qu’il s’était cassé et c’était d’jà plus qu’un point noir entre l’jaune du désert et l’bleu du ciel !
- Kal, reviens ! qu’on gueule tous ensemble, à dix qu’on est, comme des demeurés. Il nous entends pas le p’tiot ! Y a que les tambours et leur touin-touin qu’ont grâce à ses oreilles de mélomane ! Et nous, on court dans un truc pas fait pour ça : à chaque pas tu t’enfonces, tu t’fais racler la peau, ça rentre de partout, dans ton futal, dans tes pompes, dans tes poumons, dans tes oeils, ou yeux, ou j’sais plus comment qu’on appelle ces machins-là ! Tu nages dans l’sable, dans la merde, dans l’feu des Enfers ! Putain, c’que ça peut brûler, ça ! Tu cuis par l’ciel et l’sol, en haut et en bas, c’est la totale !

D’un coup, on voit Kal qui disparaît. Comme ça, pouf ! Ciao, bye bye, auf wiedersehen, sayonara ! Y a plus d’Kal ! Alors on fonce sur lui, enfin on fonçait d’jà sur lui, mais là on fonce à fond sur lui, avant qu’not’ cheffe, eh ben elle nous arrête.
- Les ravins ! Vous allez droit dans les ravins ! Voilà c’qu’elle nous cause, la Lucinda. Et faut dire qu’elle a pas tort : le Kal, il s’en est mangé un, pour sûr ! D’ailleurs, quand on arrive sur la zone, on découvre un putain d’gouffre qui s’ouvre sous nos guiboles. Et en bas, y a une tâche rouge explosée d’partout. On descend pour voir l’résultat et c’est du moche ! J’vous l’promets, juré, craché, pissé, tout c’que vous voulez, Kal c’est une crêpe à la confiture de fraise là ! Y en a dans tous les coins : sa cervelle recouvre ses tripes, qui s’mélangent à son foie, pis à ses intestins avec des p’tits bouts d’coeur ou d’boyaux ou d’intestins ou d’moelle épinière dedans. Pas b’soin d’se tourner vers Aer, not’ toubib : on sait qu’il est dead, tot, muerto. Y reste que des miettes de Kal. Des miettes d’humain au milieu des grains d’sable. Même pour Aer, c’est rude à zyeuter tout ça, et pourtant il en a vu du sang dans sa vie !
- La boussole est cassée et la carte s’est envolée, on dirait… nous annonce Sostris. Là, ça pue, faut l’reconnaître. On r’monte la tête basse et en s’demandant comment on va faire pour se foutre hors de c’merdier. La nuit arrive et on va d’voir camper au milieu des dunes, une fois d’plus, et avec encore un gars en moins. On était dix-huit y a trois s’maines, nous vlà plus que dix maintenant. Dix cons paumés dans un désert sans début et sans fin. Et on a qu’notre instinct pour traîner nos culs jusqu’à Asmandra…
- C’est un mirage classique ici, nous dit l’bon Sostris, au coin du feu. C’est l’endroit le plus dangereux de ce désert : t’as plus aucune force et tu te mets à avoir des hallucinations. Alors tu dévies de ton chemin, tu vois rien car le soleil t’aveugle et que de toute manière, t’as arrêté d’être lucide depuis un long moment, et tu tombes dans un ravin. C’est ce qui est arrivé à ce pauvre Kal. Comme beaucoup avant lui, il a entendu les tambours d’Asmandra et ça lui a fait perdre la raison. Quand leur son arrive à tes oreilles, tu sais que c’est la fin pour toi. D’ailleurs… d’ailleurs je commence à les entendre à mon tour.

Une fois d’plus, Sostris dit vrai. Y a un battement au loin, ça fait bam, bam, bam… J’y mets ma mimine à couper. J’crois bien que tout l’monde le ressent et flippe de c’qui va arriver…