- Sayuri.K
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Consultation nocturne à Salzbourg
Dim 30 Oct - 0:40
31 octobre 1996, 22h54
« Détendez-vous, Tamara. Fermez les yeux. »
Le docteur Naomi Oswald réajusta ses lunettes rondes sur le haut de son nez et se redressa sur son fauteuil, étouffant un bâillement. D’un geste religieux, elle ouvrit le carnet relié de cuir qu’elle avait déposé sur ses genoux, y inscrivit la date du jour sur le haut d’une page vierge. L’acte en apparence anodin lui demanda pourtant un petit instant de réflexion.
Difficile pour Naomi de se montrer professionnelle à une heure où elle aurait dû déjà se trouver dans son lit. Elle s’était glissée avec bonheur dans son pyjama de flanelle, avait allumé les petites bougies de sa chambre pour s’accorder sa demi-heure de lecture habituelle mais avait été soudain interrompue par la sonnette de sa porte d’entrée. Dix minutes plus tard, elle avait enfilé un peignoir à la hâte, cherché le premier stylo qui lui tombait sous la main et récupéré son carnet de notes dans son bureau. Mais pour rien au monde, Naomi ne regrettait de sacrifier quelques heures de sa soirée. Quand son métier de psychiatre lui demandait parfois quelques sacrifices, elle s’y pliait toujours volontiers. Surtout ce soir.
Face à elle, Tamara Bachmann, allongée de tout son long sur un canapé en velours de mohair, fixait le plafond sans prononcer le moindre mot. Cette posture, ce mutisme profond, Naomi les connaissait bien. La psychiatre avait passé les derniers mois à tenter en vain par tous les moyens de créer un dialogue avec cette quarantenaire à l’esprit perturbé qu’elle voyait en consultation deux fois par semaines. C’est pourtant la même Tamara que Naomi avait trouvée ce soir sur son perron, une lettre à la main. Le message était bref, signé de la main d’Alexander Seidler en personne, le médecin chef de la clinique où était internée Tamara.
« Je peux vous dire tout ce que je veux, n’est-ce pas, docteur ? »
La voix de Tamara était calme, emplie d’une sérénité que Naomi observait rarement chez ses patients. Tout dans son dossier psychiatrique la décrivait comme hystérique, instable. On y avait consigné en détails ses crises de colère, ses accès de violence et ses fortes tendances paranoïaques. Un rien pouvait la faire basculer. De toute évidence, c’était une personne complètement différente qui occupait le canapé de Naomi à cet instant. La psychiatre comptait bien protéger cette fragile placidité si elle pouvait aider sa patiente à s’exprimer. Elle hocha la tête pour la rassurer.
« Absolument, Tamara. Ne vous inquiétez pas, et parlez librement. Il n’y a que vous et moi ici. Personne ne viendra nous déranger ou nous interrompre. Vous pouvez me faire confiance. »
Un mince sourire étira les lèvres de la quarantenaire.
« Vous avez toujours été si bonne avec moi, docteur Oswald. Si gentille. Vous méritez de tout savoir. Mais… Je ne sais pas par où commencer. »
- Prenez votre temps pour y réfléchir. J’attendrai. Dès que vous vous sentez prête, vous pouvez commencer. »
Dans les minutes qui suivirent, plus personne ne parla. On n’entendit que les gouttes de pluie marteler avec insistance les fenêtres du cabinet de Naomi. Les soirs de tempête, exactement comme celui-ci, les ruelles étroites de la vieille ville de Salzbourg demeuraient vides. Le vent qui chuintait parfois dans les interstices des volets et les faisait claquer donnait l’impression qu’une volée de chouettes cherchait à s’introduire à l’intérieur de la pièce à grand coups de becs. L’église Saint-Rupert au loin sonna onze heures. C’est à cet instant précis que Tamara se lança.
« Je sais qu’on raconte beaucoup de choses sur moi. J’ai lu les journaux, tous les gros titres racoleurs : Une mère dérangée enferme ses deux enfants dans une cave avant de faire une course folle en voiture qui finit trente mètres plus bas. Une folle maltraite sa famille puis tente de se suicider en précipitant sa voiture dans un fossé. Une femme tente de tuer tout le monde sur son passage avec sa voiture…Mais personne… Personne n’a compris. Les gens se trompent. Vous, docteur, vous devez savoir. Vous, vous me croirez. »
La patiente agrippa le bras de Naomi qui s’étonna de la force soudaine de sa poigne. Tamara rapprocha ses lèvres de l’oreille de sa psychiatre penchée vers elle.
« C’est à cause de lui que j’ai fait tout ça. Chuchota-elle. Gadryad. »
Le nom n’évoqua rien de particulier à Naomi. Lorsqu’elle interrogea sa patiente sur l’identité de la personne qu’elle venait d’évoquer, un rire étrange secoua les épaules de Tamara.
« Peu de gens le connaissent. Il ne se manifeste que pour certaines personnes. Moi, je ne me rappelle même plus comment je l’ai rencontré. L’ai-je croisé dans un rêve ? J’ai parfois la sensation qu’il a toujours été là, tout au fond. Il ne me quitte jamais. Ce jour-là, le jour de mon accident, il était là aussi. Pourtant, personne ne l’a vu. Il est même là, en ce moment. Vous le voyez, docteur Oswald ? »
Le regard de Tamara s’égara quelque part derrière Naomi. La psychiatre, perplexe, fit volte-face. Elle ne vit rien. Les deux femmes étaient résolument seules dans le salon de Naomi, cela ne faisait aucun doute. Naomi fronça les sourcils. A sa connaissance, les hallucinations ne faisaient pas partie des symptômes consignés dans le dossier médical de Tamara. S’agissait-il d’une nouvelle pathologie ?
« Je ne vois personne ici, Tamara. Déclara la psychiatre de sa voix la plus douce. Peut-être pourriez-vous m’en dire plus sur ce fameux Gadryad ? »
- Il vous intéresse ? S’exclama Tamara, un sourire édenté plaqué sur le visage. Vous m’en voyez ravie. Gadryad aime beaucoup qu’on s’intéresse à lui. Il connaît tant de choses…
- Que voulez-vous dire ?
- Gadryad sait tout, docteur Oswald. On ne peut rien lui cacher. Il lit l’âme des gens comme un livre, il peut tout deviner. C’est comme ça que nous avons tissé ce lien si fort. Et Tamara… Moi… Nous n’avons bientôt plus eu de secrets l’un pour l’autre. Nous avons comme…fusionné.
Tamara s’esclaffa. Un rire aigu qui hérissa les poils de Naomi. La main de la jeune femme se crispa sur son stylo. Elle n’aimait pas beaucoup la tournure que prenait la conversation. Elle décida de recadrer sa patiente pour la ramener sur l’unique sujet qu’elle se devait d’aborder en sa présence.
« Tamara, reparlons du jour de l’accident. Vous vous êtes levée très tôt ce matin-là. Votre mari était déjà parti au travail. Votre fils Samuel et votre fille Theresa étaient encore au lit. Vous les avez réveillés tous les deux et vous les avez emmenés à la cave. Vous les avez enfermés à double tour avant de prendre votre voiture et de rouler très vite sur le périphérique. Vous zigzaguiez. Plusieurs voitures ont réussi à vous éviter de justesse. Vous avez percuté la rampe de sécurité qui a cédé et vous avez dévalé la pente pour finir dans les marais en contrebas. Vous vous rappelez de ce que vous disiez quand les secours vous ont retrouvée ? »
Tamara ne répondit pas. Elle continuait de sourire d’un air absent sans regarder Naomi, dodelinant de la tête comme pour chasser d’invisibles insectes. Et puis, son attitude changea. Elle devint soudain glaciale, comme si elle venait d’enfiler un masque. Sa voix résonna dans le salon alors qu’elle cria « NON ! » avant de cacher son visage dans les plis de son chandail. Naomi pressentit une nouvelle crise de violence. Elle prit les mains de sa patiente dans les siennes.
« Tamara, respirez. Restez avec moi. Vous avez voulu me parler de tout ça, rappelez-vous. C’est ce que vous avez indiqué au docteur Seidler qui vous a envoyée ici. Je suis là pour vous aider. Rappelez-vous pourquoi nous faisons ce travail. Vous devez nous aider à comprendre ce qui vous est arrivé ce jour-là. Vous avez fait un progrès considérable, ne renoncez pas. Dîtes-moi ce qui a motivé votre geste. Il n’y a que comme ça que nous pourrons vous aider à assurer votre défense lors du procès.
Les ongles de la patiente raclèrent la peau de Naomi. Elle s’accrochait à ses mains comme on se cramponne à une prise d’escalade. Naomi la soutint, serrant les dents pour masquer sa douleur. Alors seulement, Tamara se remit à parler.
« Tamara… Elle a tout essayé. J’ai tout essayé. Mais il était impossible de nous séparer. Les enfants n’étaient pas dupes, ils nous lançaient de drôles de regards. On devait les éloigner. J’aurais pu les réduire au silence, elle m’en a empêché. Nous sommes montés dans cette stupide voiture où elle a essayé de me tuer. Mais non, nous ne pouvions pas mourir. J’étais en colère. Toutes ces fois où nous nous regardions dans le miroir… Je ne voyais que la haine dans mes propres yeux. Elle méritait une bonne leçon.
- Je ne comprends plus rien, Tamara. Qu’est-ce que… »
Une sonnerie stridente interrompit Naomi qui sursauta. Son téléphone posé sur la commode quelques mètres plus loin vibra si fort qu’elle sentit son cœur battre à tout rompre. Par réflexe, elle lâcha les mains de Tamara.
« Excusez-moi, j’ai un appel. Je reviens tout de suite. »
A pas précipités, elle se dirigea vers la commode. Elle ne regarda même pas le nom de l’émetteur et décrocha. La voix d’Alexander Seidler ne lui parut jamais aussi réconfortante.
« Naomi, bonsoir.
- Alexander, comme je suis heureuse de vous entendre ! »
Naomi jeta un œil en arrière, s’éloigna de quelques pas et baissa considérablement le volume de sa voix avant de reprendre.
- Ça ne se passe pas vraiment comme prévu…
- De quoi parlez-vous, Naomi ?
- Je ne sais pas ce qu’elle a pu vous dire, mais de toute évidence, elle n’est pas encore prête. Je n’apprends rien de concret.
- Qui n’est pas prêt ? De qui parlez-vous ?
- Mais de Tamara Bachmann, évidemment ! J’ai bien vu votre lettre, je suis avec elle en ce moment, mais ça n’a rien de concluant. Son discours est encore plus incohérent que d’habitude.
- Une lettre ? Mais je n’ai jamais écrit de lettre, moi ! Naomi, je m’excuse de vous appeler aussi tard, j’ai dû vous interrompre en plein rêve.
- Qu’est-ce que vous racontez ? S’énerva Naomi. Je vous assure que je suis très bien réveillée, Alexander. Tamara est dans mon salon en ce moment-même, je n’ai pas la berlue ! »
Alexander marqua une pause. Les mots qu’il prononça ensuite glacèrent le sang de Naomi et la paralysèrent d’effroi.
« Tamara Bachmann est décédée hier soir, Naomi. Nous l’avons retrouvée pendue dans sa chambre. J’appelais pour vous prévenir. Naomi, vous vous sentez bien ? Naomi ? »
Mais Naomi ne répondit plus. Des pas résonnèrent derrière elle. Elle fit soudain face à une Tamara au visage transformé, déformé par des plis qui n’avaient rien de naturel. Une lueur meurtrière brillait au fond de ses paupières qui n’étaient plus que deux billes rondes entièrement noires. D’une main, Tamara enserra la gorge de Naomi dans un étau glacial implacable et la souleva du sol. La psychiatre se débattit faiblement, incapable de crier. Elle laissa tomber le téléphone au sol.
« Ah Tamara, Tamara… Susurra la quarantenaire d’une voix gutturale. Elle était un vaisseau idéal. Mais il a fallu qu’elle se rebelle. Ne l’ai-je pas remarquablement imitée ? Elle qui m’a combattu de toute son âme… Mais elle était faible. Ridiculement faible. Elle a cru jusqu’au bout pouvoir protéger sa famille de moi. Mais de là à penser qu’il lui suffisait de se suicider pour m’anéantir… Cet accident désespéré ne m’aurait pas même écorché. Et puisqu’elle tenait tant à mourir, je l’ai tuée pour de bon. Il est temps pour moi d’écrire une nouvelle page de mon histoire. Gadryad ne meurt jamais. Désormais, chère docteur Oswald, je vivrai à travers vous.»
Naomi gémit. Ses poumons, son corps tout entier réclamaient un oxygène qui ne venait plus. Juste avant de sombrer dans le néant, elle eut l’horrible sensation qu’un tison chauffé à blanc pénétra son crâne. Il ne lui resta qu’une ultime seconde de conscience alors qu’une présence inconnue se mit à remuer ses bras et ses jambes dans un sens qui défiait toutes les limites de la souplesse humaine.
Et soudain, ce fut le néant.
« Détendez-vous, Tamara. Fermez les yeux. »
Le docteur Naomi Oswald réajusta ses lunettes rondes sur le haut de son nez et se redressa sur son fauteuil, étouffant un bâillement. D’un geste religieux, elle ouvrit le carnet relié de cuir qu’elle avait déposé sur ses genoux, y inscrivit la date du jour sur le haut d’une page vierge. L’acte en apparence anodin lui demanda pourtant un petit instant de réflexion.
Difficile pour Naomi de se montrer professionnelle à une heure où elle aurait dû déjà se trouver dans son lit. Elle s’était glissée avec bonheur dans son pyjama de flanelle, avait allumé les petites bougies de sa chambre pour s’accorder sa demi-heure de lecture habituelle mais avait été soudain interrompue par la sonnette de sa porte d’entrée. Dix minutes plus tard, elle avait enfilé un peignoir à la hâte, cherché le premier stylo qui lui tombait sous la main et récupéré son carnet de notes dans son bureau. Mais pour rien au monde, Naomi ne regrettait de sacrifier quelques heures de sa soirée. Quand son métier de psychiatre lui demandait parfois quelques sacrifices, elle s’y pliait toujours volontiers. Surtout ce soir.
Face à elle, Tamara Bachmann, allongée de tout son long sur un canapé en velours de mohair, fixait le plafond sans prononcer le moindre mot. Cette posture, ce mutisme profond, Naomi les connaissait bien. La psychiatre avait passé les derniers mois à tenter en vain par tous les moyens de créer un dialogue avec cette quarantenaire à l’esprit perturbé qu’elle voyait en consultation deux fois par semaines. C’est pourtant la même Tamara que Naomi avait trouvée ce soir sur son perron, une lettre à la main. Le message était bref, signé de la main d’Alexander Seidler en personne, le médecin chef de la clinique où était internée Tamara.
Bonsoir Naomi,
Toutes mes excuses pour cette heure tardive. Mais il semblerait que vos efforts aient porté leurs fruits. Tamara est prête, elle veut parler. Je crains que ça ne puisse pas attendre demain. Amitiés,
Alexander
Toutes mes excuses pour cette heure tardive. Mais il semblerait que vos efforts aient porté leurs fruits. Tamara est prête, elle veut parler. Je crains que ça ne puisse pas attendre demain. Amitiés,
Alexander
« Je peux vous dire tout ce que je veux, n’est-ce pas, docteur ? »
La voix de Tamara était calme, emplie d’une sérénité que Naomi observait rarement chez ses patients. Tout dans son dossier psychiatrique la décrivait comme hystérique, instable. On y avait consigné en détails ses crises de colère, ses accès de violence et ses fortes tendances paranoïaques. Un rien pouvait la faire basculer. De toute évidence, c’était une personne complètement différente qui occupait le canapé de Naomi à cet instant. La psychiatre comptait bien protéger cette fragile placidité si elle pouvait aider sa patiente à s’exprimer. Elle hocha la tête pour la rassurer.
« Absolument, Tamara. Ne vous inquiétez pas, et parlez librement. Il n’y a que vous et moi ici. Personne ne viendra nous déranger ou nous interrompre. Vous pouvez me faire confiance. »
Un mince sourire étira les lèvres de la quarantenaire.
« Vous avez toujours été si bonne avec moi, docteur Oswald. Si gentille. Vous méritez de tout savoir. Mais… Je ne sais pas par où commencer. »
- Prenez votre temps pour y réfléchir. J’attendrai. Dès que vous vous sentez prête, vous pouvez commencer. »
Dans les minutes qui suivirent, plus personne ne parla. On n’entendit que les gouttes de pluie marteler avec insistance les fenêtres du cabinet de Naomi. Les soirs de tempête, exactement comme celui-ci, les ruelles étroites de la vieille ville de Salzbourg demeuraient vides. Le vent qui chuintait parfois dans les interstices des volets et les faisait claquer donnait l’impression qu’une volée de chouettes cherchait à s’introduire à l’intérieur de la pièce à grand coups de becs. L’église Saint-Rupert au loin sonna onze heures. C’est à cet instant précis que Tamara se lança.
« Je sais qu’on raconte beaucoup de choses sur moi. J’ai lu les journaux, tous les gros titres racoleurs : Une mère dérangée enferme ses deux enfants dans une cave avant de faire une course folle en voiture qui finit trente mètres plus bas. Une folle maltraite sa famille puis tente de se suicider en précipitant sa voiture dans un fossé. Une femme tente de tuer tout le monde sur son passage avec sa voiture…Mais personne… Personne n’a compris. Les gens se trompent. Vous, docteur, vous devez savoir. Vous, vous me croirez. »
La patiente agrippa le bras de Naomi qui s’étonna de la force soudaine de sa poigne. Tamara rapprocha ses lèvres de l’oreille de sa psychiatre penchée vers elle.
« C’est à cause de lui que j’ai fait tout ça. Chuchota-elle. Gadryad. »
Le nom n’évoqua rien de particulier à Naomi. Lorsqu’elle interrogea sa patiente sur l’identité de la personne qu’elle venait d’évoquer, un rire étrange secoua les épaules de Tamara.
« Peu de gens le connaissent. Il ne se manifeste que pour certaines personnes. Moi, je ne me rappelle même plus comment je l’ai rencontré. L’ai-je croisé dans un rêve ? J’ai parfois la sensation qu’il a toujours été là, tout au fond. Il ne me quitte jamais. Ce jour-là, le jour de mon accident, il était là aussi. Pourtant, personne ne l’a vu. Il est même là, en ce moment. Vous le voyez, docteur Oswald ? »
Le regard de Tamara s’égara quelque part derrière Naomi. La psychiatre, perplexe, fit volte-face. Elle ne vit rien. Les deux femmes étaient résolument seules dans le salon de Naomi, cela ne faisait aucun doute. Naomi fronça les sourcils. A sa connaissance, les hallucinations ne faisaient pas partie des symptômes consignés dans le dossier médical de Tamara. S’agissait-il d’une nouvelle pathologie ?
« Je ne vois personne ici, Tamara. Déclara la psychiatre de sa voix la plus douce. Peut-être pourriez-vous m’en dire plus sur ce fameux Gadryad ? »
- Il vous intéresse ? S’exclama Tamara, un sourire édenté plaqué sur le visage. Vous m’en voyez ravie. Gadryad aime beaucoup qu’on s’intéresse à lui. Il connaît tant de choses…
- Que voulez-vous dire ?
- Gadryad sait tout, docteur Oswald. On ne peut rien lui cacher. Il lit l’âme des gens comme un livre, il peut tout deviner. C’est comme ça que nous avons tissé ce lien si fort. Et Tamara… Moi… Nous n’avons bientôt plus eu de secrets l’un pour l’autre. Nous avons comme…fusionné.
Tamara s’esclaffa. Un rire aigu qui hérissa les poils de Naomi. La main de la jeune femme se crispa sur son stylo. Elle n’aimait pas beaucoup la tournure que prenait la conversation. Elle décida de recadrer sa patiente pour la ramener sur l’unique sujet qu’elle se devait d’aborder en sa présence.
« Tamara, reparlons du jour de l’accident. Vous vous êtes levée très tôt ce matin-là. Votre mari était déjà parti au travail. Votre fils Samuel et votre fille Theresa étaient encore au lit. Vous les avez réveillés tous les deux et vous les avez emmenés à la cave. Vous les avez enfermés à double tour avant de prendre votre voiture et de rouler très vite sur le périphérique. Vous zigzaguiez. Plusieurs voitures ont réussi à vous éviter de justesse. Vous avez percuté la rampe de sécurité qui a cédé et vous avez dévalé la pente pour finir dans les marais en contrebas. Vous vous rappelez de ce que vous disiez quand les secours vous ont retrouvée ? »
Tamara ne répondit pas. Elle continuait de sourire d’un air absent sans regarder Naomi, dodelinant de la tête comme pour chasser d’invisibles insectes. Et puis, son attitude changea. Elle devint soudain glaciale, comme si elle venait d’enfiler un masque. Sa voix résonna dans le salon alors qu’elle cria « NON ! » avant de cacher son visage dans les plis de son chandail. Naomi pressentit une nouvelle crise de violence. Elle prit les mains de sa patiente dans les siennes.
« Tamara, respirez. Restez avec moi. Vous avez voulu me parler de tout ça, rappelez-vous. C’est ce que vous avez indiqué au docteur Seidler qui vous a envoyée ici. Je suis là pour vous aider. Rappelez-vous pourquoi nous faisons ce travail. Vous devez nous aider à comprendre ce qui vous est arrivé ce jour-là. Vous avez fait un progrès considérable, ne renoncez pas. Dîtes-moi ce qui a motivé votre geste. Il n’y a que comme ça que nous pourrons vous aider à assurer votre défense lors du procès.
Les ongles de la patiente raclèrent la peau de Naomi. Elle s’accrochait à ses mains comme on se cramponne à une prise d’escalade. Naomi la soutint, serrant les dents pour masquer sa douleur. Alors seulement, Tamara se remit à parler.
« Tamara… Elle a tout essayé. J’ai tout essayé. Mais il était impossible de nous séparer. Les enfants n’étaient pas dupes, ils nous lançaient de drôles de regards. On devait les éloigner. J’aurais pu les réduire au silence, elle m’en a empêché. Nous sommes montés dans cette stupide voiture où elle a essayé de me tuer. Mais non, nous ne pouvions pas mourir. J’étais en colère. Toutes ces fois où nous nous regardions dans le miroir… Je ne voyais que la haine dans mes propres yeux. Elle méritait une bonne leçon.
- Je ne comprends plus rien, Tamara. Qu’est-ce que… »
Une sonnerie stridente interrompit Naomi qui sursauta. Son téléphone posé sur la commode quelques mètres plus loin vibra si fort qu’elle sentit son cœur battre à tout rompre. Par réflexe, elle lâcha les mains de Tamara.
« Excusez-moi, j’ai un appel. Je reviens tout de suite. »
A pas précipités, elle se dirigea vers la commode. Elle ne regarda même pas le nom de l’émetteur et décrocha. La voix d’Alexander Seidler ne lui parut jamais aussi réconfortante.
« Naomi, bonsoir.
- Alexander, comme je suis heureuse de vous entendre ! »
Naomi jeta un œil en arrière, s’éloigna de quelques pas et baissa considérablement le volume de sa voix avant de reprendre.
- Ça ne se passe pas vraiment comme prévu…
- De quoi parlez-vous, Naomi ?
- Je ne sais pas ce qu’elle a pu vous dire, mais de toute évidence, elle n’est pas encore prête. Je n’apprends rien de concret.
- Qui n’est pas prêt ? De qui parlez-vous ?
- Mais de Tamara Bachmann, évidemment ! J’ai bien vu votre lettre, je suis avec elle en ce moment, mais ça n’a rien de concluant. Son discours est encore plus incohérent que d’habitude.
- Une lettre ? Mais je n’ai jamais écrit de lettre, moi ! Naomi, je m’excuse de vous appeler aussi tard, j’ai dû vous interrompre en plein rêve.
- Qu’est-ce que vous racontez ? S’énerva Naomi. Je vous assure que je suis très bien réveillée, Alexander. Tamara est dans mon salon en ce moment-même, je n’ai pas la berlue ! »
Alexander marqua une pause. Les mots qu’il prononça ensuite glacèrent le sang de Naomi et la paralysèrent d’effroi.
« Tamara Bachmann est décédée hier soir, Naomi. Nous l’avons retrouvée pendue dans sa chambre. J’appelais pour vous prévenir. Naomi, vous vous sentez bien ? Naomi ? »
Mais Naomi ne répondit plus. Des pas résonnèrent derrière elle. Elle fit soudain face à une Tamara au visage transformé, déformé par des plis qui n’avaient rien de naturel. Une lueur meurtrière brillait au fond de ses paupières qui n’étaient plus que deux billes rondes entièrement noires. D’une main, Tamara enserra la gorge de Naomi dans un étau glacial implacable et la souleva du sol. La psychiatre se débattit faiblement, incapable de crier. Elle laissa tomber le téléphone au sol.
« Ah Tamara, Tamara… Susurra la quarantenaire d’une voix gutturale. Elle était un vaisseau idéal. Mais il a fallu qu’elle se rebelle. Ne l’ai-je pas remarquablement imitée ? Elle qui m’a combattu de toute son âme… Mais elle était faible. Ridiculement faible. Elle a cru jusqu’au bout pouvoir protéger sa famille de moi. Mais de là à penser qu’il lui suffisait de se suicider pour m’anéantir… Cet accident désespéré ne m’aurait pas même écorché. Et puisqu’elle tenait tant à mourir, je l’ai tuée pour de bon. Il est temps pour moi d’écrire une nouvelle page de mon histoire. Gadryad ne meurt jamais. Désormais, chère docteur Oswald, je vivrai à travers vous.»
Naomi gémit. Ses poumons, son corps tout entier réclamaient un oxygène qui ne venait plus. Juste avant de sombrer dans le néant, elle eut l’horrible sensation qu’un tison chauffé à blanc pénétra son crâne. Il ne lui resta qu’une ultime seconde de conscience alors qu’une présence inconnue se mit à remuer ses bras et ses jambes dans un sens qui défiait toutes les limites de la souplesse humaine.
Et soudain, ce fut le néant.
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