Une fois de trop

Une fois de trop

La ville était en proie à la panique, les coups de feu les cris et les occasionnelles explosions résonnaient entre les immeubles balafrés. J’errais dans une rue dépassée depuis plusieurs heures par la ligne de front. Des cadavres jonchaient la route, accompagnés de leur arme et de véhicules blindés éventrés. Tous ne portaient pas d’uniforme, leur escorte n’avait pas réussi à les évacuer. Je ne savais pas qui envahissait qui ni la raison et je m’en moquais. Il y en avait toujours une et elle était rarement originale.

L’entaille sur mon bras était récente tout comme la balle qui avait transpercé mon œil. Mon sang épais et sombre peinait comme toujours à s’écouler de mes blessures. Il était temps de manger. J’examinais un premier cadavre, la rigidité cadavérique commençait à durcir sa chaire. Au suivant. Des traces de sang sur le bitume formaient une trainée rampante qui ne demandait qu'à être suivie.

Il n’était pas allé très loin, caché entre deux portières ouvertes, affalé parmi les douilles parsemées sur le sol. La bouche ouverte, dégoulinante et les yeux vitreux qui ne regardaient rien. Une balle avait transpercé sa cuisse et sectionné l’artère. Une bonne chose qu'il fit un garrot pour prolonger sa vie. Sa peau était encore chaude et souple. Il était encore frais.

Je posai mon sac à dos.

J’avais une seule règle. Ne jamais mordre un vivant. Ne jamais transmettre ma malédiction à un autre. Je plantais à plusieurs reprises mon couteau dans son crâne.

Assuré de sa mort, je tranchais des morceaux de chairs généreux dans ses cuisses que je mettais dans le compartiment réfrigéré de mon sac. Je relevais ensuite sa manche et jeta mes crocs sur son bras, déchiquetant ses chairs, morsure après morsures, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’os.

Un sourire animait malgré moi ma bouche couverte de sang, me rappelant le plaisir que je prenais dans cet acte barbare. Je détestais ça. Mais me nourrir régulièrement était indispensable si je ne voulais pas que la faim prenne le contrôle et fasse de moi une bête sanguinaire. Heureusement pour moi, la guerre ne finissait jamais.

J’essuyais mon visage avec la veste kaki de mon repas. Rassasiée, ma force grandissait et mes blessures se refermaient. Une voix à bout de souffle parvenue à mes oreilles. De l’autre côté de la rue, adossé à un mur, une soldate pressait ses mains ensanglantées sur son estomac.

« Aidez-moi, s’il vous plait. » Murmura-t-elle.

Sa voix perdait ses forces. J’avais toujours sur moi une trousse de premier secours. Je changeais les bandages gorgés de sang de sa plaie. Son ventre était perforé d’une balle, une flaque de sang poisseuse comme lit de mort. Il était trop tard. Je lui injectais de la morphine pour apaiser sa souffrance.

Elle attrapa ma main, son visage se détendit sous l’effet de la drogue. Personne ne méritait de ne mourir seul, dans l’indifférence. Je resterai à son chevet jusqu’à la fin.

J’avais vu suffisamment de gens mourir pour que cela devienne une habitude supportable, mais laquelle je refusais de m’habituer complètement. Je ne devais jamais devenir le monstre qui sommeillait dans le tréfonds de mes entrailles.

La respiration de la soldate était ralentie et sa poigne perdait son emprise sur ma main. Un ours en peluche dépassait de sa poche, suffisamment usé pour être un souvenir d’enfance. Elle ne portait aucune arme, seulement une sacoche presque vide de matériel médical. La croix rouge vif cousue sur sa veste disparaissait sous le sang imprégnant toujours plus les fibres de son vêtement. J’espérais qu’elle avait réussi à sauver des vies avant qu’on prenne la sienne.

À ce rythme, ils s’éteindront tous. J’assisterais impuissante au dernier souffle de l’humanité, me laissant seule à jamais, consumée par une faim qui me fera sombrer dans la folie et qui, finalement, me dévorera.
J’avais une seule règle à ne jamais enfreindre.

Mais aujourd’hui j’en avais assez de regarder des gens mourir. C’était sans doute égoïste, mais aujourd’hui j’en avais assez de me sentir seule.