Lady Amelia

« Bonjour, Felicity ! Désolé du retard. J’espère que Madame n’a pas perdu patience… »

La mine résignée de la domestique lui ôta vite ses espoirs, avant même que la voix haut-perchée de sa tante ne résonne depuis l’escalier de marbre :

« Je commençais à croire que vous ne viendriez plus, William ! Pressez-vous un peu, je vous prie. Le thé va refroidir, et vous savez que j’ai horreur du thé froid ! »

Elle fit volte-face sans écouter ses excuses et gravit les marches, le dos bien droit et le port hautain, ses vieilles ailes parcheminées trainant dans son sillage. Son neveu s’empressa de la suivre tout en triturant nerveusement son chapeau haut-de-forme. Une fois dans le salon, il attendit qu’elle s’installe sur le canapé de velours cramoisi avant de s’assoir à son tour.

« Comment allez-vous, tante Amelia ?
- Comment se fait-il que vous ne soyez jamais à l’heure, mon garçon ? siffla-t-elle en dardant sur lui son regard perçant. Pourtant vous ne travaillez pas le dimanche, que je sache. »

Elle claqua des doigts et la théière se mit à léviter et à remplir les tasses d’elle-même.

« En fait, je suis retourné au bureau… »

Quatre sucres tombèrent dans chaque tasse et le pot de crème se vida dedans avant que le pauvre homme n’ait le temps de les arrêter. À quoi bon prendre du thé si c’est pour en masquer autant le goût ? songea-t-il en réprimant une grimace. Elle le sait, en plus, que je déteste ce qui est trop sucré. La femme le fixait avec un petit rictus. Espèce de vieille chouette ! Il hasarda un sourire peu convaincant et reprit là où il s’était arrêté.

« Merci. Je disais donc que je suis retourné au bureau cet après-midi. J’avais besoin de certains dossiers pour une affaire qui me préoccupe.
- De quoi s’agit-il ? interrogea-t-elle d’un ton impérieux. Allons, mon garçon, il est impoli de ne pas répondre à ses ainés, insista-t-elle devant sa légère hésitation.
- Un meurtre.
- Oh ! C’est affreux ! » s’écria-t-elle, les yeux brillants, en se penchant en avant.

Il s’empressa de couper court avant qu’elle n’exige davantage de détails.

« Un employé lutin a été retrouvé mort dans une ruelle… »

La vieille femme se rencogna dans son siège, comme il s’y attendait. Pour les gens comme elle, la plèbe était moins intéressante que les puissants. Un anonyme de tué, ça n’alimentait pas les ragots bien longtemps.

« … et c’est peut-être lié à une autre affaire, c’est pourquoi j’avais besoin de… »

Il se rendit aussitôt compte de son erreur ; sa tante s’était redressée tel un serpent prêt à mordre.

« Un tueur en série dans les rues de Londres ? Mais que fait donc la police ? C’était bien la peine de vous y engager si vous êtes incapable d’arrêter un fou pareil ! Quand Lady Violet et Lady Ophelia vont apprendre cela…
- Il est bien trop tôt pour parler de tueur en série, ma tante… » tenta-t-il de la raisonner.

Peine perdue. Lady Amelia agita joyeusement les doigts et les biscuits s’envolèrent de leur plat en argent, s’organisant en farandole au-dessus de la table. Elle en attrapa un et croqua dedans à pleines dents.

« Il y en a d’autres ? D’autres affaires liées ? Est-ce que les humains trempent là-dedans ? Ils sont toujours dans des mauvais coups. Vous ne devriez pas les côtoyer autant, William. Les contacts que vous devez avoir avec la police humaine sont largement suffisants. Je dis ça pour votre propre bien, évidemment. Vos yeux sont tous ternes. C’est normal, à mon âge, mais au vôtre, la magie ne devrait pas y être aussi discrète. Enfin bon, il est vrai que vous n’avez jamais été doué. Ceci explique peut-être cela. Un biscuit ? Ils sont aromatisés à la réglisse. Je sais que vous adorez cela. »

Submergé par ce flot de paroles caquetantes, l’homme ouvrit la bouche pour refuser – il détestait la réglisse au plus haut point, et il savait qu’elle le savait – mais un petit shortbread fusa droit entre ses dents. Il s’étouffa et se mit à tousser, recrachant des miettes devant lui.

« Voyons, mon garçon, faites attention ! Tenez, buvez un peu. »

Elle lui tendit sa tasse, les lèvres tremblant d’un fou rire à peine réprimé, et le regarda verdir sous l’effet du breuvage trop sucré.

« Comme vous êtes fragile ! Ils ne vous font pas passer des tests avant d’entrer dans les forces de l’ordre ? »

William ne tarda pas à prendre congé. Après une nouvelle salve de moqueries de la vieille dame, il se leva de son fauteuil, le visage encore congestionné, et s’inclina rapidement. Elle ne se donna pas la peine de lui rendre la politesse et se contenta d’un vague signe de la main.

« Essayez de ne pas être en retard, la prochaine fois ! »

Elle le regarda sortir, un sourire carnassier sur les lèvres.

« Petit idiot, qui se sent obligé de venir… Et je sais bien pourquoi… Mon dieu, je donnerais tout pour être là au moment de la lecture… Tu n’es pas prêt pour cela, mon garçon ! »

Le lendemain matin, Lady Amelia reçut une visite qu’elle attendait avec impatience. Elle arracha les documents des mains de l’homme qui la salua avec déférence et le laissa planté là, au milieu du salon, sans lui proposer de s’assoir alors qu’elle feuilletait son testament.

« Alors, quel nom avez-vous mis, pour le bénéficiaire ?
- Les plus importants orphelinats magiques de Londres, Madame.
- Des mioches ?
- Nous pouvons encore changer si cela ne vous convient pas…
- Je vous ai dit que je m'en fichais. Si j’avais pu tout léguer aux porcheries du pays, cela m’aurait arrangé… Aux porcs, pas aux fermiers, précisa-t-elle en reniflant dédaigneusement. Mais bon, le principal, c’est que ça n’aille pas à mon imbécile de famille, alors va pour les mioches. Un biscuit à la réglisse, Maître Lutman ? »