Un leprechaun devant un arc-en-ciel

Khrâne fit claquer sa langue contre son palais, ses fines lèvres déjà tordues dans une moue réprobatrice. Ses bottes vernies n’en finissaient pas de piétiner dans la boue tandis qu’il fixait les lutins creuser un trou énorme deux mètres devant. La pluie continuait de s’abattre sur leur dos recourbé, trempant leurs vêtements faits d’étoffe rêche. Les coups de pelle qu’ils enfonçaient dans le sol devenaient mollasson, la fatigue sans doute. Voilà une heure qu’ils creusaient au pied de l’arc-en-ciel.

- Plus vite ! Plus vite ! Il va bientôt disparaître ! les hâta Khrâne, les deux mains sur son chapeau.

Sa silhouette trapue s’agitait dans tous les sens et il peinait à retenir ses soufflements exaspérés. Trois chaudrons d’or attendaient encore d’être enterrés et avec la sécheresse qui s’annonçait, le prochain arc-en-ciel allait se faire désirer. Sa femme lui avait bien dit qu’une légère bruine, un jour d’été particulièrement doux, ne suffirait pas à enterrer tout son trésor, mais Khrâne ne l’avait pas écoutée. Cette vieille mégère n’attendait qu’une chose, mettre la main sur ses pièces. Voler son argent. Piller ses richesses.

- On fait aussi vite qu’on peut messire, mais la terre ressemble à de l’argile. C’est comme creuser dans du miel, se plaignit l’un des lutins.

Khrâne l’ignora d’un haussement d’épaules. Sa barbe rousse s’était emmêlée entre ses doigts frigorifiés et il frissonnait dans son costume vert. Cette pluie surprise l’avait tiré de son bureau sans qu’il pense à son parapluie ni son manteau. En moins de dix minutes, il avait embarqué employés de maison et chaudrons remplis de pièces sur les chemins plein d’ornières afin de trouver le pied de l’arc-en-ciel. Ses couleurs s’effaçaient déjà dans le ciel, le rose et le jaune estompés dans les nuages. Il entendait encore sa maudite épouse ricaner dans la chambre, répétant à l’envi qu’il n’aurait pas le temps. Qu’il faudrait bien qu’il revienne avec ses chaudrons à la maison. Mais pour Khrâne, il en était hors de question.

L’éclat doré attisait l’intérêt des lutins et réveillait la vigilance du leprechaun. Imaginer ces mains autres que les siennes toucher à son trésor le dégoûtait. Lorsqu’ils se saisirent de l’un des derniers chaudrons pour l’enfouir, son ventre se serra. Et lorsqu’une pièce dégringola de la pile pour tomber par terre, il manqua d’en faire une crise cardiaque.

- Non, ne la touchez pas ! hurla-t-il aux deux lutins qui s’étaient précipités pour la ramasser.

Les serviteurs avaient le visage tout crotté, mais leurs yeux brillaient d’une lueur cupide. Khrâne la remarqua tout de suite. Il préféra sauter lui-même dans le trou pour ramasser la petite égarée et la replaça par-dessus ses congénères. Le poids sur sa poitrine disparut aussitôt. Il ordonna à ses employés de reprendre le travail d’un signe de tête. Son pantalon de costume se trouvait poisseux maintenant et il eut beau le frotter avec son mouchoir brodé, il ne réussit qu’à étaler la saleté.

- Vous avez fait tomber cela, messire.

Un autre lutin se tenait à ses côtés, un objet brillant au milieu de la paume. Khrâne sentit ses jambes flageoler en pensant qu’il s’agissait d’une autre pièce, mais non. C’était sa broche, un trèfle à quatre feuilles en or. Sa femme lui avait offerte pour leur mariage.

- Retournez donc au travail ! Je ne vous paye pas pour tirer au flanc !

Il reprit son bien et le fourra dans sa poche, avant d’hésiter. Et si quelqu’un essayait de lui voler ça aussi ? Tant qu’il l’avait sur lui, les mains baladeuses pouvaient s’en saisir, comme ce lutin. Qui lui disait qu’il l’avait vraiment trouvé par terre ? Il sortit une loupe de sa veste et en approcha le minuscule bijou. A l’époque, leur fortune était moindre et ils ne pouvaient se permettre de grosses dépenses. Pourtant, le sceau appliqué sur l’or de la broche indiquait qu’il s’agissait d’une œuvre de belle facture, assurément couteuse. Le leprechaun réfléchit à toute vitesse. Comment sa femme avait-elle pu lui offrir pareil présent ? Avait-elle de l’argent caché ? Ou pire, lui avait-elle dérobé le sien ? Il ferma le poing, rageur.

- Attendez ! cria-t-il par-dessus le vent, qui faisait voleter son chapeau.

Les lutins enfouissaient le dernier chaudron alors que les rayons de l’arc-en-ciel disparaissaient. Les bourrasques chassaient les nuages, il ne restait plus beaucoup de temps.
Khrâne pataugea jusqu’au tas de pièces et déposa le trèfle au milieu. Or sur or, le bijou se fondit au milieu de la masse, mais le leprechaun eut pour la première fois de la journée un sourire satisfait. C’est bon, tout son trésor se trouvait à l’abri maintenant.

- Reprenez le travail !

"Retournez donc au travail ! Je ne vous paye pas pour tirer au flanc !
— Mais, Messire, vous ne nous payez pas du tout !"


<3

J'adore Je me rends compte qu'en ayant choisi le même trait de caractère que toi, je suis à des années lumière de ton texte, c'est tellement bien fait ! Je pourrais lire tes textes pendant des heures, vraiment. Encore un atelier réussi haut la main, bravo à notre reine

J'adore, il est avare et c'est un patron qu'on devine plutôt malhonnête Peut-être même qu'il va virer paranoïaque ? Et sa pauvre femme... Enfin, elle est peut-être aussi peau de vache que lui ^^'
J'aime vraiment ton texte, j'ai tout d suite eu des images de la campagne irlandaise et d'un gros leprechaun roux qui vociférait à côté de son trou.