Fin de l'histoire

Hébétée, Naïa fixait la silhouette étendue au pied du canapé. Le toast de tartinade poivrons-tomates lâché lors de la chute avait dessiné une tache écarlate sur la vieille chemise à carreaux.

Comme du sang.

Mais il ne saignait pas. Il n’avait aucune raison de saigner. Il allait très bien, ils venaient de rire tous les deux quelques secondes auparavant.

« N’importe quoi, niña », s’était-il esclaffé, dans ce mélange d’espagnol et de français difficilement compréhensible pour qui n’en avait pas l’habitude.

Puis il avait hoqueté, et s’était effondré.

« Papi ? chuchota-t-elle en lui secouant le bras. Papi, qu’est-ce qui t’arrive ? Papi !! MAMAN ! MAMAN ! brailla-t-elle, paniquée. Papi est tombé ! Papi est tombé, je sais pas ce qui se passe !
- Oh mon dieu ! »

Un bruit de verre brisé retentit derrière elle. Sa mère et ses oncles se précipitèrent autour du corps inerte, complètement affolés.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Papa ! Papa, réveille-toi ! Dis quelque chose, je t’en prie !
- Appelle le samu, Alicia !
- Laissez-moi de la place ! Ils nous ont montré comment on faisait un massage cardiaque, au boulot !
- Ne reste pas là, Naïa !
- Non… Non, je… Papi… » gémit-elle.

Elle se sentit tirée par l’épaule et se débattit.

« PAPI ! hurla-t-elle.
- Ça va aller, ma chérie ! Ça va aller, d’accord ? »

Elle reconnut la voix de son père avant de tourner son visage vers lui. Blême, il la serra dans ses bras tout en lui répétant :

« Ça va aller, ma puce… »

Les larmes débordèrent sur les joues de la préadolescente. Malgré les efforts de son père pour l’éloigner, elle était incapable de détourner son attention de son grand-père.

« Viens, il vaudrait mieux qu’on reste pas ici…
- Non ! Non, papa, s’il te plait ! T’as dit que ça allait, non ? Il va bientôt se réveiller. Je veux être là quand il va se réveiller. Je veux… On parlait… On parlait juste de son village… Comment ça se fait ? Comment… »

Sa voix s’évanouissait dans le déni et la peur, et elle finit par ouvrir et fermer la bouche sans qu’aucun son n’en ressorte. Elle s’étouffa à moitié avec un sanglot qui lui obstruait la gorge et enfouit sa tête dans la veste de son père.

« Ce sont des choses qui arrivent, ma puce. Mais ça va s’arranger, t’inquiète pas. Ça… »

Sa voix s’arrêta net.

Un silence épais et compact s’écrasa sur la pièce. Un frisson glacé traversa Naïa. Elle émergea du tissu rugueux et sentit un boulet de canon lui percuter le ventre. Sa mère plaquait ses mains sur sa bouche ; l’un de ses oncles s’était reculé et tremblait de tous ses membres et l’autre, deux doigts sur le poignet de son grand-père, et un autre dans son cou, secouait la tête sans interruption, le visage décomposé.

Au téléphone, sa tante bredouilla à la standardiste :
« Ça marche pas… »

Ça marche pas ?! Naïa s’arracha à l’étreinte de son père, tituba vers son grand-père et lui agrippa la main de toutes ses forces.

« Continue, tonton, supplia-t-elle d’une voix rauque. Il va finir par se réveiller. Il va forcément finir par… »

Lorsque les secours arrivèrent, dix minutes plus tard, il ne s’était pas réveillé.

Et elle ne lui avait pas lâché la main.