Jeu de pirates

- Capitaine ! Voile blanches à 20h ! s’époumona la vigie.
Elizabeth sourit. Les marauds avaient attendu qu’ils sortent de la baie pour les prendre en chasse, incapables de localiser le mouillage du Zéphyr autour de l’île. Elle laissa la barre à son second pour grimper en haut de la poupe derrière eux. Elle reconnut les couleurs de l’étendard et la ligne doré qui ceinturait la coque du navire. L’amiral Turner. Elizabeth sourit malgré elle.
- Larguez les grandes voiles ! ordonna le second.
- Laissez les étais et les focs ! contredit Elizabeth en se laissant retomber sur le pont. Relevez les misaines si nécessaire.
Les hommes d’équipage ralentirent jusqu’à s’immobiliser, intrigués.
- Aujourd’hui, nous faisons le Thanatose !
Des sourires naquirent sur les faces burinées par le soleil. La moitié des hommes s’éclipsèrent dans la cale tandis que les autres s’envolaient dans les cordages. Elizabeth reprit la barre en main. Le Zéphyr fendait tranquillement la crête des vagues, tandis que derrière lui accourait le Majestueux. Dans son esprit, les évènements à venir se déroulaient avec précision.
Ils les dépasseraient par babord, à une distance de lancer de canon, puis, voyant qu’ils prenaient de la vitesse sur eux, bifurqueraient pour leur barrer le passage. Ils s’attendraient à ce qu’ils virent, et lorsqu’ils seraient flancs contre flancs, les détonations commenceraient.
La capitaine sourit.
Ce qu’elle imagina se révéla juste. Le Majestueux offrit son profil en plein milieu de leur trajectoire.
- Toutes voiles dehors !
Les énormes tentures noires se déroulèrent et le vent s’y engouffra. Il poussa le Zéphyr comme un origami sur une flaque d’eau, le précipitant tout droit vers son adversaire. Elizabeth pouvait déjà entendre les cris de panique et d’incompréhension s’élever sur l’autre navire. Elle prit un léger virage à babord, puis tourna brusquement la barre à tribord.
- Mante religieuse ! hurla le second.
Les flancs du Zéphyr s’ouvrirent sur de longues lames incurvées vers l’avant qui se hérissèrent. le Majestueux, trop gros et trop lent dans ses manœuvres de précision, ne put éviter l’impact. Le Zéphyr harponna le navire ennemi à pleine vitesse, flanc contre flanc. Les lames de mante percèrent le bois comme un dard l’aile fragile d’un papillon. La secousse fut violente, mais les hommes s’accrochèrent.
Le Majestueux entamait sa réplique ; l’œil noir des canons soulevaient les paupières des sabords, prêts à verser leurs larmes de fer. Ses hommes regagnaient le pont. Sans qu’elle n’ait à donner l’ordre, les pirates abordèrent le navire amiral et se taillèrent un chemin à coups de sabre et de pistolets vers la cale. les hommes de Sa Majesté étaient trop vertueux pour se battre à la déloyal. Pas eux.
Elizabeth enroula un bout autour de son poignet et sauta sur le bastingage. Une balle frôla son épaule. En levant les yeux, elle découvrit la tête coiffée sur tricorne bleu liseré de rouge de l’amiral Turner. Il avait finalement abandonné son discours de prévention et d’arrestation pour porter le premier coup sans sommation. Il était temps. L’amiral ne prit pas la peine de recharger son pistolet. Il dévala les marches du pont supérieur pour rejoindre la débandade qui avait lieu en dessous.
Elizabeth bondit sur le bastingage ennemi.
La capitaine se pencha de côté pour éviter un coup de baïonnette. Son pied crocheta celui du marin en plein élan, qui roula et passa par-dessus bord. Le bruit qui précéda l’éclaboussure de sa plongée dans la mer suggéra une entrée en collision avec un des harpons. Elizabeth eut une grimace compatissante avant de se jeter dans la mêlée.
Son esprit se concentra sur toutes ces cibles rouges et blanches. Sa rapière dévia, contrecarra et perça la défense de ces mousquets à bout d’acier que les soldats osaient appeler armes. Elle les délestait de leurs jouets avant d’infliger coupures, estafilades et entailles, les mettant hors combat. A quelques reprises, elle se contenta d’un coup de pommeau en pleine face.
Puis il y eut résistance. Une lame identique à la sienne lui fit affront. Les traits élégants de l’amiral se crispaient de contrariété.
- Tiens, vous avez remis la perruques poudrée ? releva Elizabeth. Vous étiez mieux sans.
- J’en ai assez de vous !
Échange de passes, mise à l’épreuve du jeu de jambes et fente.
- Moi, j’aime bien nos petites entrevues, reprit Elizabeth.
- A cause de vous, je vais perdre mon grade !
L’amiral mit plus d’ardeur dans ses coups, cherchant à percer la défense impeccable d’Elizabeth. Il maîtrisait sa colère, conservant sa précision au détriment de la force brute. Elizabeth échappa à un coup vicieux en enlaçant le mât de misaine d’un bras. Elle en fit le tour en se laissant glisser, prenant William Turner à revers. Elle fit tomber son tricorne de la pointe de sa rapière.
- Si vous vous faites renvoyer de la marine, rejoignez-moi !
- Je méprise votre engeance !
Les lames s’entrechoquèrent. Elizabeth le laissa prendre l’ascendant. Elle recula, recula et recula jusqu’à toucher le bastingage. William pressa sa rapière contre celle d’Elizabeth, dangereusement près de son visage. Le dos de la capitaine se courbait au-dessus des remous.Elle contracta ses reins contre le bois et se laissa glisser entre les jambes de l’amiral, dont la lame entailla profondément le bastingage où elle s’était tenue une seconde plus tôt. Elle roula sur le pont, faisant chuter un soldat au passage. Son second en profita pour assommer le bougre avant de repartir vers ses propres adversaires
Elizabeth était debout avant que William n’ait eu le temps de dégager sa rapière. Elle eut tout juste le temps d’arracher la perruque et de bondir hors d’atteinte de l’amiral et de son volte-face d’acier. Elle s’accrocha aux cordages tendus de misaine et prit un moment pour s’y tenir en équilibre. Ses pieds nus lui assurèrent une prise et elle surplomba fièrement son adversaire déplumé.
D’un geste désinvolte, elle jeta la perruque à la mer, qui l’avala d’un lapement de vague.
- Voilà qui est mieux ! s’exclama-t-elle.
- Vous n’êtes qu’une...
- Non non, Billy, ne vous ridiculisez pas avec vos insultes d’enfants.
William grimpa sur la rambarde du pont et donna un coup de rapière en direction d’Elizabeth. Déséquilibrée, elle se laissa chuter sur le pont. L’amiral se jeta sur elle avec toute la hargne dont il était capable.
Elizabeth ne cherchait jamais à ter ou blesser cet homme. C’était son jeu, son sport favori depuis que la Royal Navy avait chargé William de la mettre hors d’état de nuire. Il la mettait chaque fois à l’épreuve, la poussait à toujours faire mieux dans sa technique et son habileté.
Elle joua au chat et à la souris en faisant des allées et venues sur le pont, plaçant les hommes entre eux. Elle en profitait pour donner quelques coups de pieds dans la tête des marins qui sortaient encore de la cale, les renvoyant dans les tripes du navire. Elizabeth filait entre les doigts des soldats qui tentaient de l’arrêter. Les hommes ne se rendaient pas compte à quel point ils gênaient leur commandant dans son duel.
William disparut un instant de son champ de vision. Par chance, son instinct l’incitait toujours à regarder vers les hauteurs. cela lui sauva la vie. Elle fit une nouvelle roulage et évita de se faire écraser par l’amiral qui lui sauta dessus et planta la point de sa rapière dans la peau épaisse du pont.
Il n’avait plus envie de jouer.
Il était temps pour Elizabeth de tirer sa révérence.
La capitaine émit un sifflement aiguë qui traversa le boucan de l’altercation entre les deux camps ennemis. Elle se concentra pleinement sur William.
Ils se tournèrent autour comme deux lions, un pas croisé après l’autre. Une lenteur calculé, chacun guettant le moindre signe chez l’autre. Le soleil donnait un éclat vif au regard de l’amiral, zébré par les mèches de cheveux brun collées à son front.
Ce fut lui qui perdit patience en premier. Elizabeth para, campée sur ses appuis. Chaque assaut trouvait une voie sans issue. Chaque tentative échouait.
La rapière d’Elizabeth frappa au niveau de la garde et glissa le long de la lame de William, dont la pointe se cloua au pont. La capitaine l’écrasa de la plante du pied, la rapière échappa de la main de son propriétaire. D’un coup d’orteil, Elizabeth fit voltiger l’arme ennemie et la rattrapa au vol de la main gauche.
Le coup de William fut prit en ciseau.
Dans le dos d’Elizabeth, un sifflement identique à au sien s’éleva. Poudre et cargaison avaient changé de cale, les pattes de mante religieuse allaient être rétractées.
William tomba à genoux, vaincu. Elizabeth passa sa rapière à sa ceinture et fit de même avec celle de l’amiral.
- Je suppose que si vous perdez votre place, vous n’aurez plus besoin de ceci, conclut-elle en regagnant le pont du Zéphyr.