Avant la tempête

Temüjin empoigna le sabre d’entrainement sans parvenir à dissimuler un sourire. Les garçons scandaient son nom. Le sien et celui d’Ögödei.

Le vent d’Est soufflait sur la steppe, celui des tempêtes qui noyaient les étendus sauvages sous un tumulte de poussière. Les bourrasques étouffaient déjà les cris des hommes et les femmes s’activant sur le camp et le piaffement nerveux des chevaux. Il fallait se dépêcher de rentrer le matériel et de mettre les troupeaux à l’abri, mais les tempêtes s’éternisaient parfois de longs jours et les garçons voulaient assister à un dernier combat avant de rejoindre les yourtes.

Ögödei restait assis en tailleur, comme insensible à la clameur qui l’appelait. Puis, sous un tonnerre d’acclamations, il déploya sa stature de colosse et s’avança, stoïque. Temüjin fit tournoyer le sabre dans sa main en lui adressant un sourire féroce. Lors de leur dernier combat, Ögödei l’avait véritablement humilié. Cette fois, c’est lui qui lui ferait gouter la poussière.

Tous deux se firent face, se saluèrent et se mirent en garde. Temüjin plongea son regard dans celui de son adversaire. Les bavardages des garçons s’étaient interrompu et la rumeur du camp avait laissé place au murmure du vent dans les hautes herbes.

Sans attendre, Temüjin leva son sabre au-dessus de sa tête et fondit sur son adversaire. La riposte fut immédiate, mais attendue. Il profita alors de sa vélocité pour s’écarter et cibler Ögödei au flanc. Son adversaire le contra aussitôt avant d’enchérir par une attaque puissante, un séisme qui traversa son ossature des poignets jusqu’à sa mâchoire. Mais Temüjin ne recula pas.

Ögödei se désengager pour se remettre à distance.

Les deux garçons tournoyèrent l’un autour de l’autre, se jaugeant du regard en guettant une ouverture.

Ögödei prit cette fois l’initiative en faisant pleuvoir un déluge de métal. Temüjin parait, bloquait, ripostait. Les muscles de ses bras encaissaient chaque coup sans faiblir. Ögödei s’écarta à nouveau, à la recherche d’un meilleur angle d’attaque ; à ce stade du combat, il était difficile d’espérer compter sur une erreur de l’autre.

Alors Temüjin bondit avec la vitesse d’un serpent. Ögödei réceptionna le coup et reprit l’avantage. Temüjin tenta une feinte que son adversaire contra aussitôt et ils enchaînèrent plusieurs passes sans que l’un ne parvienne à dominer l’autre.

Les paupières d’Ögödei se plissèrent. Ses narines frémirent. L’instant d’après, il fondit sur lui comme un buffle enragé. Le métal s’entrechoqua et Temüjin fut propulser en arrière. Ögödei força, garde contre garde. Son visage était si proche qu’il pouvait sentir la moiteur de son souffle. Si la technique pure enseignait un désengagement par un glissement de lame, Temüjin préféra la ruse et lui assener un coup de pied. Mais Ögödei se recula vivement.

Merde !

Il avait anticipé son geste.

Ögödei profita de sa surprise pour lui rendre la pareille. Temüjin retint un cri de douleur quand son genou craqua sous le plat de sa botte. Il se sentit basculer et, sans résister, se laissa rouler sur le sol. Il se releva aussitôt, alors que la lame d’Ögödei s’abattait sur lui. Sans perdre un instant, il se glissa sur le flanc de son adversaire et lui envoya un coup de pommeau dans les côtes. Ögödei grogna mais ne vacilla pas. Temüjin se replaça et attaqua à nouveau, imposant son rythme en l’assaillant d’un flot ininterrompu.

Ögödei rendait coup pour coup.

Mais il rata une parade. Une seule.

Temüjin accéléra la cadence. Ögödei recula. Encore. La sueur perlait à grosses gouttes sur son front. Ses muscles se crispaient sur le manche de son sabre. Ses jambes tétanisaient.

Temüjin vomissait son souffle. Sa trachée s’embrasait, mais il ne ralentirait pas. Il frappait, toujours plus vite, toujours plus fort. Il frappait, enragé comme un ours acculé au combat. Les garçons rugissaient d’euphorie, de frayeur, de surprise. Ils l’encensaient.

Temüjin pouvait mettre fin au combat, mais il se refusait à gagner avec si peu de panache. Il voulait que sa victoire soit mémorable. Il voulait Ögödei à terre, il le voulait à sa merci. Alors, avec une profonde inspiration, il concentra toutes ses forces pour lancer un assaut final. Il parvint par deux fois à atteindre Ögödei au flanc. Puis profitant que son adversaire encaissait les coups, il chargea. Ögödei chuta dans un bruit sourd et les garçons retinrent leur souffle. Il essaya de se relever, secoué d’une quinte de toux, mais Temüjin lui envoya un coup de pied dans la cuisse. Ögödei ne s’avouait pas vaincu. Il resserra sa poigne autour de son sabre et visa les genoux de Temüjin en décrivant un arc de cercle.

Une attaque désespérée et ridiculement facile à bloquer.
Temüjin le crut, tout du moins.

Quand il envoya sa lame intercepter celle de son adversaire, Ögödei l’esquiva d’un adroit mouvement de poignet et roula sur le côté pour lui assener un coup de talon à la cheville. Temüjin manqua de basculer et se rééquilibra de justesse. Il jura, maudissant Ögödei.

Le spectacle était terminé. La rage avait supplanté l’exaltation du combat. Désormais il serait sans merci.

Ögödei sauta sur ses pieds, le visage couvert de poussière, mais Temüjin lui décocha un nouveau coup de botte qui le renvoya au sol. Plusieurs fois il se tortilla pour se relever mais Temüjin le clouait systématiquement à terre. Ögödei crachait, toussait. Le moment était venu. Temüjin brandit sa lame et la fit siffler à travers l’air. Dans un geste théâtral, il planta le sabre dans le sol en frôlant le cou de son adversaire.

Les garçons laissèrent exploser leur joie en faisant trembler la plaine sous un concert d’applaudissement. Temüjin tendit la main à Ögödei qui refusa de la saisir. Peu importait. Son cœur battait avec fierté. On parlerait de ce combat pendant des années encore ! Ses amis accouraient pour l’accoler.

- Temüjin ! gronda une voix.
Son corps se raidit, comme plongé dans un lac gelé.
- Qu’est-ce que tu fais encore là ? Tu devais aider ton père à rentrer le bois !
- Je sais maman, mais…

Les garçons s’écartèrent pour laisser passer Khojen. Temüjin déglutit en croisant ses pupilles, vibrantes de colère. Elle le saisit par l’oreille et il étouffa un couinement.

- Et vous aussi vous devriez rentrer ! Yesügei, si ta mère te voit ici, je ne donne pas cher de toi !

La tête du garçon disparut entre ses épaules tandis que ses camarades détalaient comme des lapins. Temüjin serra les dents alors que sa mère le trainait vers leur yourte. L’adversaire qu’il allait maintenant devoir affronter serait bien plus coriace qu’Ögödei.