Les invisibles

Les badauds affluaient des quatre coins du pays pour assister aux festivités du printemps. Une masse grouillante s’agglomérait aux pieds de la déesse Nishka où s’empilaient dangereusement les offrandes. Les marches de pierre débordaient de bouquets, de couronnes de fleurs, de figurines en terres cuite, de paniers de victuailles et de bijoux étincelants. Les bols d’onguent, déposés avec soin, embaumaient les entrelacs de ruelles et les soldats s’accoudaient au parapet pour profiter de la douceur du parfum. La ville s’accordait au diapason, bercée par la litanie des prières. Parmi les présents, Kadnar reconnut les gris-gris des invisibles comme ceux qu'il confectionnait avec son frère durant leur enfance.
Kadnar suivait le convoi qui progressait lentement sur l’avenue principale. Les visiteurs levaient la tête pour contempler les grandioses bâtisses à colonnades et les arches torsadées de guirlandes végétales. Ils désignaient du doigt les tours blanches du palais royal et les clochers aux tuiles vernissées. Ils s’extasiaient auprès des devantures décorées pour l’occasion, à la vue des échoppes garnies de viande grillées, de flacons brillants et d’étoffes si soyeuses que le soleil y faisait miroiter l’océan. Taleris. La cité des dieux portait bien son nom. Splendeur des terres australes témoignant des prouesses architecturales du peuple tolshian. Pourtant Kadnar ravala une cuisante amertume. Tous oubliaient combien de malheureux avaient donnés leur vie pour bâtir cette glorieuse cité. Lui ne pouvait s’y résoudre. Car c’étaient les mains de ses ancêtres qui avaient façonné ces murs, c’était leur sueur, leurs muscles suppliciés par le labeur, leurs dos courbées à la merci du fouet. La cité tout entière était entachée du sang de sa caste. Malgré la splendeur, malgré l’allégresse de la fête, leur souvenir pulsait dans sa poitrine avec aigreur.
Si les discriminations entre les castes avaient été abolies, les tabous n’en demeuraient pas moins vivaces. Kadnar le constatait à chaque pas. Les forcenés qui rampaient pour décrotter le pavé avaient la peau tannée des invisibles. Quand on bousculait Kadnar, on ne s’excusait pas. Mais mieux valait pour lui qu’il ne bouscula personne.
Sous un porche, une fillette aux yeux de jade attrapait un os de poulet négligemment jeté par un corpulent dignitaire en toge de soie. Kadnar lui adressa un discret signe du menton. Elle lui répondit en ondulant ses doigts dans la langue des invisibles. « Ne t’inquiète pas pour moi » disait-elle.
La procession se heurta à l’exiguïté des ruelles qui affleuraient sur la montagne. Le temple était proche mais la moiteur des corps et les relents de transpirations rendaient l’atmosphère irrespirable. Les dignitaires s’indignaient de plus en plus bruyamment. Kadnar effleura le manche de sa dague pour réfréner son impatience. Son regard s’affutait comme celui d’un chat dans l’obscurité. Personne ne remarquait jamais les invisibles, pourtant ils étaient des milliers. Ils se faufilaient pareils à des ombres ramassant les détritus laissés par les passants, lessivant les venelles où urinaient d’indélicats voyageurs, ils dépoussiéraient le pavé en suivant la cadence des bottes. Quant au reste des castes, elles préféraient croire que c’était la bénédiction des dieux qui les gardaient de la souillure.
Un invisible stridula à trois reprise. Silence. Deux sifflements long. Kadnar se tenait prêt. Le sang bouillonnait dans ses veines depuis trop longtemps. Mais sa patience allait être récompensée. Quand la prêtresse foulerait le sol du temple, le pavé immaculé se teinterait de la couleur de la vengeance.