Nir Filtan

Le chemin était interminable.
Elowen était habituée à arpenter des sentiers escarpés, à gravir des pans de montagne glissants. Mais les montagnes de l’Est n’avaient rien à voir avec sa région natale. La roche était entièrement dénudée, rendue ocre par le coucher du soleil. Ses bottes soulevaient des nuées de poussière sèche. On était loin des alpages verdoyants, des pics parés de poudreuse et des grands résineux robustes qui composaient le paysage des Montagnes du Nord.
La montée semblait plus éprouvante pour Oswald. Son armure bridait ses mouvements et lui faisait l’effet d’une chappe de plomb qui l’écrasait. À bout de souffle, il avalait de grandes bouffées d’air poussiéreux pour le recracher quelques secondes plus tard dans une quinte de toux.
Aussi, quand la silhouette des bâtiments de Nir Filtan leur apparut enfin, la ligne ses épaules s’abaissa. En revanche, la vue des toits de tuiles dans l’ombre d’une grande dame de granite ne soulagea pas Elowen, loin de là.
Avec son grand front lisse, les longs pans de sa robe qui flottaient autour d’une silhouette gracile, élancée et sa paume levée vers les cieux, la statue géante d’Ulfina avait tout l’air d’un ange. Mais si l’on s’attardait sur ses traits pincés, l’ambiguïté de son sourire et sa deuxième main cachée dans son dos, comme si elle dissimulait un poignard, cette apparence séductrice cachait un côté mortel, dangereux.
L’avertissement de Clarion raisonna au fond de sa tête : « Méfie-toi d’Ulfina ».
Le coude appuyé sur un rocher, Oswald reprenait son souffle et plaquait les mèches qui s’échappaient de son chignon d’une main. Les yeux rivés sur la géante de pierre, il avait l’impression que la main tendue – un geste de bienvenue adressé aux visiteurs de Nir Filtan –, lui était destinée. Comme si la Déesse l’encourageait à continuer, et le réconfortait après cette pénible ascension.
Il couvrit son visage de son masque d’or et suivit Elowen dans la cité de pierre.
Les gardes aux portes de la cité leur adressèrent à peine un regard lorsqu’ils passèrent. Les deux acolytes se mêlèrent à un flot de citadins, tous agglutinés autour des stands d’un marché.
La pierre semblait répercuter le brouhaha des conversations et les cris des marchands vantant la qualité de leurs produits. Une femme emmitouflée dans leurs gilets de laine passé sur une tunique simple traînait d’une main un panier rempli de provision, de l’autre, un bambin brayard. Un homme caressait une étoffe brodée de perles, tandis qu’une main habile lui dérobait sa bourse.
Et soudain, son sang se figea.
Alignés contre la paroi du flanc montagneux, en contrebas des belles façades et des colonnes sculptées, une dizaine de personnes, les poignets restreints par des fers. Certains fixaient les passants, d’autres se contentaient de fixer le sol.
Des esclaves.
Certains portaient des tuniques simples et serrées faites de chutes de tissus, trahissant leur capture récente. D’autres flottaient dans leurs guenilles déchirées et tachées.
La gorge d’Elowen se noua à l’étouffer. Les yeux vides, dépourvus de lueurs. Les mouches qui se regroupaient sur les corps rachitiques, l’indifférence totale des passants… C’était comme si c’était hier. Elle tritura les boucles d’oreille de rubis données par le Roi, afin de faire taire ces réminiscences.
Elle fut arrachée à sa torpeur par le contact du gant en fer d’Oswald qui l’entraînait dans l’une des allées. Le brouhaha de la place du marché était étouffé par les épaisses façades de pierres. La rue était plus calme, arpentée par des badauds paisibles qui vaquaient à leurs occupations.

   — Tout va bien ? Vous êtes pâle comme un linge, s’enquit Oswald.
Elowen opina du chef, mais cela ne suffit pas à le rassurer.
   — Nous pouvons faire une pause et commencer nos recherches plus tard, proposa-t-il.

L’œil d’Elowen dériva sur la rue, où les masques d’or des gardes vêtus des mêmes armures que son compagnon semblaient la dévisager. Ils la surveillaient.
La Justice est toujours à pied d’œuvre.
Elle secoua la tête et gorgea ses poumons d’air. À cette altitude, l’oxygène n’était pas aussi rare que dans les hauteurs des Montagnes du Nord.

   — Non, allons-y.

Elowen s’engagea dans la rue pavée, qui serpentait vers les hauteurs de la ville. S’il y avait un endroit dans la cité où ils pouvaient trouver une carte, c’était bien au milieu des beaux bâtiments soutenus par des colonnes de marbre et ornés de frises qui relataient l’histoire ancienne du royaume.
Ici les rues étaient plus sereines, mieux entretenues. La dureté de la montagne au profil ciselé était estompée par la délicatesse des fontaines et la coupe parfaite des peupliers. Les beaux quartiers de Nir Filtan se trouvait au niveau de la tête de la statue.
Le seul bâtiment qui la supplantait était le temple, perché sur un plateau rocheux, entouré de ses jardins.
Si Oswald, dans son uniforme de garde, se fondait parfaitement dans la masse, la tenue de voyage d’Elowen contrastait violemment avec les toges soyeuses et immaculées des citadins.
Comment allons-nous trouver Siracius Valen au milieu de tous ces bâtiments ?