Panique au Blue Lagoon

Les rues encombrées multicolores aux odeurs de thé et de café me donnaient le tournis. J’aurais voulu être seule dans un endroit calme, mais je manquais de temps. Il fallait absolument que j’entame les recherches. Je ne pouvais pas travailler dans ma chambre chez les Barakat, car il n’y avait pas de bureau, et les enfants n’avaient pas école aujourd’hui, ils m’auraient pris trop d’énergie. Alors, j’avais corrigé mon cinquième rapport et imprimé des documents sur la pyramide de Khéops à la bibliothèque nationale du Caire. Mais, la fatigue s’était fait ressentir de plus en plus et j’avais espéré qu’aller dans un endroit vivant pour prendre un café allait me redonner un peu de vivacité. La réunion avait lieu demain. Je n’avais qu’une seule piste envisageable et il fallait que je lise encore des centaines de pages pour l’étayer. Un mélange de textes anciens, de rapports d’exploration et de thèses sur l’utilisation des amulettes dans les rituels funéraires.
Aux rues bruyantes et chatoyantes se rejoignaient des impasses mortes, austères et souillées. Je restai sur le chemin principal attirée par le bleu apaisant de l’enseigne d’un café. Il y avait peu de monde, c’était une heure creuse. La salle de restauration était lumineuse et moderne, à la fois sobre et chaleureuse par les touches de verdures qu'elle mettait en valeur. J’avais le choix entre les fauteuils en osier des petites tables rondes ou les tabourets de bar aux motifs de faïence. Je choisis de m'installer au bar, car il m'offrait un plus grand espace pour étaler les documents et avoir une vue d'ensemble sur mes recherches. Au comptoir, un barman essuyait et rangeait des verres à cocktail. Ses cheveux courts d'un noir ébène contrastaient avec le blanc de sa chemise, le tout faisait ressortir l'éclat de sa peau mate. À en croire son badge noir, il s’appelait Sohan. Je m'en voulus aussitôt de perdre mon temps à observer les autres, alors que j'avais du pain sur la planche. Je commandai un café long sans sucre, alors que je détestais cela. J'espérai qu'il me donnerait un coup de fouet pour les prochaines heures. L’élégant serveur le coula devant moi et me le servit aussitôt. Je pris une longue gorgée, l'avalant d’un coup afin de sentir le moins possible son amertume si caractéristique.
La première étape de mes recherches consistait à retrouver dans une traduction du Livre des Morts les extraits sur l’œil oudjat. J’avais déjà passé de longues heures à feuilleter le Texte des Pyramides puis le Texte des Sarcophages sans succès. Le Livre des Morts évoquait forcément l’embaumement, et donc la pause des amulettes sur les plaies des momies. Plus particulièrement la quatrième et dernière partie, m’indiqua le sommaire. Mais le manuscrit, rédigé sous la XVIe dynastie, ne pourrait pas me renseigner directement sur les rites funéraires de l’Ancien Empire, si ce n’est présenter des similitudes avec lui tout au plus. La lecture du chapitre 89 me fit prendre conscience que c’était une perte de temps. Il s’agissait de paroles abstraites prononcées lors de l’embaumement, pour accompagner le défunt dans son voyage vers l’au-delà. L’œil d’Horus n’était alors qu’une allégorie protectrice ? Cela ne serait pas suffisant pour constituer une piste sérieuse. J’arpentai alors d’autres documents, Euterpe, Hérodote, dans l’espoir vain qu’une idée surgisse d’entre les lignes de ces récits grecs sur la construction des pyramides.
Une lumière chaude éclaira soudain mes feuilles. Je relevai la tête et vis un second serveur plus jeune allumer à la bougie des lanternes. La clarté de la pièce avait baissé. Une odeur gourmande de pâte sucrée cuite au four émanait des cuisines. Les touristes étaient maintenant nombreux à s’être arrêtés pour déguster une pâtisserie et une boisson chaude.  Mes paupières lourdes luttaient pour rester ouvertes. Je décidai de les reposer un instant.
Une grossière erreur.
Quelqu'un me tapotait l'épaule et m'appelai. Il me fallut un certain temps avant d'émerger.
– Miss...
Je me tournai vers la voix et reconnus le barman. Il parlait dans un anglais très correct malgré son accent arabe prononcé.
– Le service du soir va commencer. Vous ne pouvez pas rester là…
Ce n’était pas possible, je n’avais pas fait ça ! Je fouillai dans mon sac en lin à la recherche de mon téléphone. 20h03. Je venais de m’asseoir sur trois heures ! Des larmes de colère montaient. Il aurait eu honte de toi, me souffla une voix cruelle que je n’arrivais pas à faire taire. Le serveur était resté à côté de moi. Les bras croisés, les lèvres pincées, il perdait patience.
– Miss, je dois insister…
– Je vais commander ! Un café.
– Vous ne l’avez même pas bu.
C’était vrai, la tasse n’avait pas bougé du comptoir, encore remplie aux deux tiers d’un café froid. Je le fusillai du regard. Depuis quand un client n’avait pas le droit de commander ce qui lui chantait ? Il n’avait pas l’air décidé à faire ce que je lui demandai. Il en voyait tous les jours des clients récalcitrants, il savait comment si prendre pour les faire changer d’avis. J’avais l’impression d’être traitée comme une petite fille capricieuse et mal élevée.
– Alors, un cocktail !
Il repartit derrière le bar en faux marbre blanc d’un air approbateur. J’ajoutai alors :
– Votre spécialité. Tant que c’est fort.
Je n’étais plus à ça près. Je me demandai même si j’avais pris la bonne décision en venant en Egypte après avoir si vite claqué la porte. Qu’est-ce que j’avais espéré ? Que cela serait aussi simple de diriger une équipe ? J’avais écrit une thèse, donné des cours et préparé des fouilles, mais la théorie avait toujours été plus rassurante que le terrain. Mon père avait toujours été doué pour manager. Pas moi. Je ne puis retenir plus longtemps mes larmes. Sa vie et sa carrière avaient été brisée du jour au lendemain. Dix-huit ans qu’il était parti et même son souvenir avait disparu. Aucun nouveau rapport ne citait ses travaux. Maman avait refait sa vie.
Mon verre était servi. Un Tumbler azur aux forts effluves de vodka. Celui-là je comptais bien le finir, mais je le siroterais. La chaleur du liquide bleu dans mon ventre était réconfortante. Mes feuilles étaient étalées en désordre sur le comptoir et piquaient trois places au bar. Qu’est-ce que j’allais faire maintenant ? Le visage posé dans mes mains, je passais en revue toutes mes options. Irais-je me présenter demain à Gizeh sans rien ? Fallait-il que je réserve un vol, que je m’enfuie cette nuit ? La seconde option était folle, mais sous l’emprise de l’alcool, elle paraissait la plus judicieuse, car plus facile à vivre. Moins de ressentiments.