Dernier jour avant la rentrée

10 h 47

— Jules ! souffle maman sur un ton désapprobateur. Tu as eu toutes les vacances pour faire ce devoir et tu ne t’y mets que maintenant ? Tu dois le rendre demain, je présume… Tu aurais pu y penser avant ! Regarde-moi ça ! En une journée, tu n’auras pas le temps de lire et commenter tout ça… Tu entres en 4e l’année prochaine, il serait temps de prendre tes responsabilités !
— Je me dépêche ! Je me dépêche ! Ce sera terminé ce soir !
— Terminé ? peste-t-elle. Bâclé, oui ! Et je te préviens : on mange tous ensemble ce midi, avoir des devoirs à finir ne sera pas une excuse pour tarder à descendre et manger froid ! On est dimanche ; on mange en famille. Point.
— T’es vraiment un naze, Jujules ! ajoute Leslie en me faisant un pied de nez.
Quelle barbe d’avoir une sœur ! Et quelle barbe de devoir partager ma chambre avec elle ! J’aurais eu plus de cœur à l’ouvrage si je n’avais pas constamment ses musiques idiotes dans les oreilles… Qui écoute encore Sk8er boy en boucle toute la journée ? Pour toute réponse, je lui tire la langue avec un air mauvais.
— C’est valable pour vous aussi, jeune fille ! reprend maman. J’espère que tes devoirs à toi sont terminés ! Votre père et moi, on travaille dur toute la semaine, alors n’allez pas gâcher notre dimanche ! Et toi, Jules, sois gentil avec ta sœur…
Tant bien que mal, j’essaie de me plonger dans ce devoir affreux… Les encouragements de ma chère sœur ne manqueront pas de fuser, mais j’en ferai abstraction autant que possible.
Sur mon petit bureau, je fixe le cadran de ma DeLorean-horloge. On me l’a offerte à Noël. Elle donne le jour et l’heure exacts d’aujourd’hui, de 1955 et de 2015, mais on peut choisir de la régler sur trois fuseaux horaires différents. Un beau cadeau.

11 h 58

— Les enfants ! Jules ! Leslie ! À table !
Quelle plaie… J’ai à peine avancé ! De mon côté de la chambre (sous-entendu, le pauvre coin que ma sœur a bien voulu me laisser) trône toute la collection des Voyages extraordinaires…
— On vous attend ! Allez, descendez ! réitère déjà maman.
… et en regardant tous ces livres, je me demande si Jules Verne serait arrivé au bout de son œuvre s’il avait eu une sœur qui joue à Just Dance juste à côté de lui et une maman qui le houspille pour descendre manger.

13 h 34

Le repas est enfin terminé ! Maman s’est préparé sa tisane et papa se laisse déjà bercé par la voix de Jean-Pierre Pernault. Chaque dimanche, c’est la même routine. Il ne voit jamais la fin du journal de 13 h, se laisse réveiller par le générique de Walker Texas Ranger, puis ferme à nouveau les yeux jusqu’à la fin de l’épisode d’Alerte Cobra.
Moi, je remonte travailler sur cet exposé indigeste. Dire que je vais devoir présenter ça demain, devant toute la classe… Bien sûr, on ne va pas tous passer au tableau… Enfin… Je m’autorise un chouia d’espoir sur ce point. Sur 34 élèves, ce serait une sacrée déveine quand même ! Les minutes filent dangereusement vite sur l’horloge de ma DeLorean. Le temps de m’y remettre, il est déjà presque 14 heures. Si seulement elle pouvait m’aider à remonter le temps comme la vraie…

16 h 25
Je commence à me dire que c’est cuit. Il me reste encore tooooouuuuut ça à lire ? Bon, OK, je n’aurais pas fini avant ce soir. J’aurais vraiment dû m’y mettre plus tôt. Leslie est partie traîner sur ses réseaux, pour bitcher avec ses copines (ou bien pour bitcher ses copines, je ne vois pas toujours bien la différence…), et maman s’occupe de ses jardinières. Je gagne quelques instants de tranquillité, mais ce sera loin d’être suffisant.

17 h 19

— Jules ! Tu peux descendre une seconde ? m’appelle mon père.
— Quoi ??? Je fais mes devoirs, papa !
— Viens une seconde !
Il doit m’entendre grommeler, parce qu’il ajoute « J’ai besoin de ta force ! » sur un ton qui se veut enjoué. Sans me faire désirer plus longtemps, je descends. Je sais qu’il ne lâchera pas de toute façon. Je l’ai entendu bricoler (sa deuxième activité favorite après la sieste), à mon avis, il a besoin de quelqu’un pour tenir une cale ou son escabeau.

17 h 21

— Je vais fixer le pied de la table de cuisine qui était branlante, m’explique papa. Tu soulèves la table par le coin pour que je puisse dévisser le pied, OK ?
— OK…
Ce qui est dingue, c’est que j’étais vraiment le seul à pouvoir accomplir cette tâche hautement technique ! Ma sœur est en train de se la couler douce dans la pièce d’à côté, tandis que moi je suis coincé là à soulever cette table inutilement lourde, mais tout va bien. J’ai un devoir à terminer là… !
— Il fallait faire comme elle ! gronde mon père. Leslie a fini tous ses devoirs dès la première semaine des vacances. Tu aurais été tranquille…
Une fois le pied dévissé, réajusté et refixé, mon père me laisse m’en aller.
— Merci quand même, fiston ! Allez, retourne faire ton exposé, et applique-toi !

17 h 59

Dans une heure, on va de nouveau me demander de descendre pour le repas du soir. Après ça, ce sera définitivement cuit. Extinction des feux à 22 heures, tout le monde au lit, demain c’est la rentrée et patati et patata… Et Leslie qui s’empressera d’aller cafeter si je rallume ma lampe…

18 h 15

J’ai eu une lueur d’espoir dans l’après-midi, mais je n’aurai jamais le temps de tout finir… Il me reste encore ma troisième partie à écrire, et la conclusion, et la fin de l’introduction, et le début de ma première partie… Sans compter qu’il faudra tout remettre au propre. Oui, je sais, c’est chaotique comme fonctionnement !

18 h 27

— Alors, le naze ? Tu avances dans ton exposé à la noix ? C’est compliqué, hein ! ricane Leslie. Si tu as besoin d’aide, tu me fais pas signe !
Merci du soutien, sœurette…

18 h 34

C’est la panique ! Il me reste toujours ma troisième partie à écrire !

18 h 42

« Canis meus id comedit. » Autrement dit : « Mon chien l’a mangé. » Avec un peu de chance, ma prof de latin le prendra avec humour.
Non ?
Bon sang, réfléchis, Jules ! Tout le monde sait que tu es allergique aux poils de chien !

18 h 49

Jules Verne ! Viens à mon secours, je t’en prie ! Je suis Philéas Fogg et moi aussi je cours après le temps. Du temps, du temps, du temps… Dans son Tour du monde en 80 jours, lui aussi a dû souhaiter plusieurs fois arrêter le temps !

Arrêter le temps.
Ça, ça m’aiderait.

18 h 55

Leslie s’est allongée sur son lit et fait un boucan pas possible en tapant du pied contre son mur. Si seulement elle était dans le tempo de sa chanson idiote !

18 h 57

Il me reste beaucoup trop à faire et j’entends déjà maman monter les escaliers pour venir nous dire d’aller à table. Du temps. Du temps. Il me faut plus de temps. Arrêter le temps. Je sais que j’aurais dû m’y mettre avant, je sais ! J’ai pas du tout travaillé pendant les vacances, est-ce un drame !? C’est à ça que servent les vacances, non ? Pas à faire des exposés de latin ! Là, je ne demande rien. Juste du temps ! Quelques heures supplémentaires. Trois. Même deux. Ne serait-ce qu’une seule et je pourrais boucler ce machin ! Allez !
— Les enfants… commence maman en passant la porte.
Les trois horloges de la DeLorean semblent me narguer. Depuis quand les minutes passent-elles à cette vitesse ?

18 h 58

— Vous venez… ? Leslie, tu m’entends ? Enlève tes écouteurs ? On va…
— C’est bon ! On sait ! On arrive !
— Jules ! Qu’est-ce que c’est que ce ton !? Ça ne va pas mieux ? Tu vas me suivre en bas et me présenter des excuses tout de suite !
— Non !

18 h 59

Je frappe du poing sur mon petit bureau.
— J’ai presque fini ! Il me faut juste un peu de temps pour boucler ! Vous m’avez dérangé toute la journée !
Je suis en colère. C’est ma faute, c’est vrai. Mais je me sens si près du but… La prochaine fois, je m’y prendrai plus en avance. Là, j’ai juste besoin de conclure ! Je hurle. Je martèle le bureau de coups de poing. La DeLorean danse dans tous les sens. Ses cadrans s’affolent. Maman hurle dans le vide. Je ne l’entends plus. Tout clignote. Sa voix me semble si loin… L’affichage à cristaux liquides devient dingue. La DeLorean s’allume, s’éteint…

Soudain, toutes les horloges s’arrêtent.

Très bonne utilisation de la thématique !

Qui n'a jamais rêvé que le temps s'arrête la veille de la rentrée....

Oh la la les souvenirs ! J'ai eu l'impression de me retrouver quelques années en arrière, ces dimanches après-midi chez mes grands-parents. Jean-Pierre Pernaut, Walker Texas Ranger, Alerte Cobra tout ça tout ça x) Ton texte est génial, c'était fluide et bien rythmé. On voit le temps qui défile et Jules qui se résigne à ne pas finir son devoir, et toutes ces interruptions du quotidien. Belle tranche de vie en tout cas <3

L'angoisse de la rentrée   Tu a un style très fluide, ça se lit vraiment tout seul, Bravo !  

Merci pour vos commentaires <3

Bravo pour ton texte ! Il se lit super bien et super rapidement. Le rythme est bon, la narration colle parfaitement à l'idée du texte je pense. On sent une montée en tension tout au long du texte, mais peut-être est-ce que ça aurait pu être davantage encore renforcé ? Qu'on voit sa panique, ses gestes nerveux, et autre ? mais c'est qu'une suggestion, bravo à toi !