Le premier concert d'Alexandra Langelet

23 octobre 2022, 18 h 57

Christophe est en retard.
Très en retard.
Son boulot l’a retenu et il s’en veut maintenant, car il risque de manquer le début du concert.
Sa fille, Alexandra, donne son premier récital de piano. Elle a eu 18 ans au mois de février et c’est sa première grande représentation.
Christophe est très fier de sa fille.
Il lui a promis qu’il serait là, qu’il verrait son concert, qu’il n’en perdrait pas une miette.
Elle lui en voudra s’il manque le début.
Fichu boulot… Fichu stagiaire avec ses questions à la noix ! Tout ce temps, toute cette énergie perdue ! Le voilà en retard maintenant !

Christophe roule aussi vite qu’il le peut. Il n’aime pas dépasser les limitations de vitesse, mais c’est pour Alexandra…
Au diable les radars ! Tant pis s’il doit payer une amende !
Christophe donnerait son permis de conduire, sa Mercedes et l’intérieur cuir qui va avec si ça pouvait lui assurer d’être à l’heure à ce concert.
Feu rouge.
L’attente est longue.
La voiture repart enfin.
Pendant ce temps, l’heure tourne et Alexandra risque d’être déçue.
« Je lui ai promis », se répète Christophe en boucle.
Christophe roule trop vite.
« Je lui ai promis. »
Crissement de pneus. Klaxons. Fracas de la tôle contre la tôle…
Puis le silence.

Comment la mort a-t-elle frappé ? Lui-même ne s’en souviendra jamais. Il roulait vite, son esprit était perturbé… Peut-être a-t-il croisé la route d’un autre père de famille qui lui aussi avait peur d’être en retard ? Premier match de foot de son gamin ? Ou bien un livreur pressé de terminer sa tournée ? C’est monnaie courante à cette heure tardive… Alexandra pourra attendre. Dans l’état dans lequel il s’est mis, son père n’est pas près d’arriver.

***

23 octobre 2022, 19 h 08

« Ce bureau aurait besoin d’un bon coup de balai… » pense Christophe.
Il se demande comment il a pu se retrouver ici. Que s’est-il passé ? Il était en route, il a grillé ce stop et… Alexandra ! Que fait-il ici ? Il devrait être au concert d’Alexandra !
— Monsieur Langelet ? l’appelle alors une voix féminine.
Christophe suit la voix et s’adresse alors à une secrétaire collée derrière un petit bureau comme on en voyait dans les anciens open spaces. Des lunettes carrées, légèrement trop grandes, une machine à écrire qui date de l’an 40 et surtout un chemisier délavé, visiblement réparé maintes et maintes fois.
« Elle doit y tenir à ce chemisier… »
Christophe s’approche et se tient derrière une ligne jaune tracée au sol.
— Excusez-moi… je ne sais pas très bien où je me trouve, je me rendais au concert de ma fille et…
La secrétaire n’attend pas la fin de sa phrase :
— Monsieur Christophe Louis Émile Langelet, né le 07/07/1982 à Pontoise, c’est bien cela ?
Étonné, Christophe répond simplement que oui.
— Vous êtes mort, monsieur Christophe Langelet. Bienvenu au purgatoire.
Sans montrer plus d’émotion que ça dans la voix, la secrétaire se tourne vers sa Remington et commence à taper sur le clavier. Curieux, Christophe se penche sur le formulaire qu’elle est en train de remplir.
— Procès-verbal de réaffectation… lit-il.
— Oui, explique la secrétaire, votre âme va être réaffectée puis réattribuée à un corps mortel. Un instant, s’il vous plaît, je remplis simplement votre formulaire. Notre bureau s’est beaucoup modernisé, la procédure est très rapide désormais. Attendez derrière la ligne.
L’annonce de sa mort aurait dû être un choc, mais Christophe sourit ; l’espoir renaît. Tout n’est peut-être pas perdu. S’il se réincarne, Christophe pourra tenir la promesse faite à sa fille. Ce ne sera plus vraiment SA fille… et il aura sûrement « un peu » de retard, mais il sait qu’elle n’abandonnera pas ses rêves. Elle continuera à jouer du piano, fera des dizaines et des dizaines de concerts, et il consacrera sa future nouvelle vie à les suivre. Oui, devant ce petit bureau un peu crasseux, face à cette secrétaire bigote, Christophe réitère sa promesse : il verra Alexandra en représentation.
Alors qu’elle tape quelques mots sur sa Remington mal entretenue, la secrétaire s’interrompt et coupe court à ce ô combien touchant monologue intérieur :
— Ne vous faites pas de fausses joies, monsieur Christophe Langelet…
Elle souffle pour exprimer sa lassitude.
— Vous êtes tous les mêmes… Vous attendez tous votre nouvelle affectation en croyant que c’est une seconde chance pour vous, que vous allez pouvoir redémarrer de zéro, que vous allez pouvoir corriger tout ce que vous avez fait de travers dans cette vie…
— Eh bien, je… tente de répondre Christophe qui commence à se décomposer face à l’air intransigeant de la secrétaire.
— Il n’y a pas de seconde chance, monsieur Christophe Langelet. Pas de rédemption. Pas de redémarrage. Pas de remise à niveau. Pas de retrouvailles. Pas de pardon… Il ne vous reste que quelques instants à « vivre » avec cette identité, alors ôtez-vous tout de suite de la tête votre fille et ses concerts, cela vous évitera un pénible moment.
— J’irai ! Je lui ai promis ! se révolte Christophe. Je me…
La secrétaire se lève d’un bond et le fait taire d’un geste de la main. Cette femme de petite stature n’a rien d’humain en réalité. Elle appartient à un monde qui n’est pas celui que Christophe vient de quitter si brusquement. Cela se ressent à travers ce charisme brutal… surnaturel.
— Vous ne rien du tout, monsieur Christophe Langelet ! crie la secrétaire avec autorité. Écoutez-moi bien. Dès l’instant où j’aurai terminé de taper votre procès-verbal de nouvelle affectation, votre âme partira au recyclage et regagnera un nouveau corps dans le plan des mortels. Vos souvenirs seront lessivés, votre ancienne identité sera effacée, votre âme sera complètement neuve et remise en service dans le corps d’un bébé. Quelques lignes encore sur cette machine et Christophe Louis Émile Langelet, né le 07/07/1982 à Pontoise, disparaîtra totalement. Votre vie était insignifiante. Il ne restera rien de vous, si ce n’est un rapport de deux ou trois lignes dans les archives célestes. Et encore… ce n’est même pas sûr… Le bébé qui recevra bientôt votre âme n’aura aucun souvenir d’Alexandra Marie-Anne Julie Langelet, née le 28/02/2004 à Pontoise également. Vous avez été papa jeune, dis donc ! Et vous n’avez pas beaucoup voyagé… Bien. Je vois que vous êtes calmé. Une petite seconde de patience, je vous prie.
Christophe est atterré. Non, non, non… il doit y avoir une solution. Il se concentre, cherche dans sa mémoire une réponse. Il doit forcément y en avoir une… Tous ces zigotos qui croient à la réincarnation avaient raison finalement ! C’est dingue ! Et si ce n’était pas qu’une croyance stupide ? S’il y avait un moyen ? S’ils en parlent, c’est qu’ils ont des souvenirs de leurs vies antérieures ? ou du moins qu’ils en ont une prescience ? Et si… Ah ! Il faut absolument qu’il s’accroche au souvenir d’Alexandra ! Elle seule pourra le guider. Le chemin sera long, mais dans sa future vie, il saura la retrouver ! Souviens-toi d’Alexandra ! Elle t’attend à son concert de piano ! Souviens-toi ! Alexandra ! Concert ! Piano ! Souviens-toi ! Alexandra !
La secrétaire retire ses lunettes et les pose sur son bureau. Le regard qu’elle jette à Christophe Langelet a tout l’air d’être le dernier.
— Voilà cinq minutes que vous vous répétez de vous souvenir d’Alexandra et de son idiot de piano, mais je vous l’ai dit : c’est inutile.
Sans laisser le temps à Christophe Louis Émile Langelet, né le 07/07/1982 à Pontoise, de prononcer un dernier mot, elle retire le procès verbal de réaffectation de sa Remington et appose fermement son tampon dessus.

Lumière blanche.

Tout disparaît.

***

Dans une banlieue de Brisbane, Queensland, Australie, non loin des côtes étincelantes et sauvages de la mer de Corail, une mère de famille heureuse donne naissance à son troisième enfant. Son mari, un grand blond tout bronzé avec un accent pas possible, lui tient la main tout en pleurant de joie. Quelques cris. Un soulagement. Une sage-femme qui finit sa 10e heure de service d’affilée et qui aimerait bien rentrer chez elle. Des langes. La lueur d’une nouvelle vie qui s’allume.

Et quelque part dans les astres – nul mortel ne sait où – une secrétaire bigote aux lunettes trop grandes et au chemisier délavé prend note et appose son tampon.